Ceci est un écrit de Moritié Camara, Professeur Titulaire d’Histoire des Relations Internationales, sur la guerre en Ukraine.
« En effet, tous les protagonistes vont actionner les leviers qu’ils possèdent en Géorgie et en Ukraine pour faire avancer leur agenda géostratégique. La Russie instrumentalise les populations russophones dans ces pays tandis que les occidentaux appuient les leaders pro-occidentaux pour se hisser au pouvoir.
La première confrontation entre les pro-occidentaux et pro-russes dans le microcosme de l’ex-Urss se produit en Géorgie à travers ce qui est connu sous l’appellation de « révolution des Roses ». Se basant sur le constat de fraude électorale fait par les observateurs internationaux lors des élections parlementaire du 2 Novembre 2003, le pro-occidental leader de l’opposition, Mikhaïl Saakachvili, se proclame président et prend la tête de manifestations populaires qui aboutissent à la démission le 23 novembre 2003 du président Edouard Chevardnadze, dernier ministre des Affaires étrangères de l’URSS qui dirige le pays depuis 1992, après que l’armée ait refusé d’exécuter ses ordres d’instaurer l’Etat d’urgence. La Cour suprême annule finalement les résultats et Mikhaïl Saakachvili devient Président de la République le 4 Janvier 2004 à l’issue d’un nouveau scrutin.
Saakachvili se retrouve à la tête d’un Etat gangrené par la corruption et fragilisé par des velléités sécessionnistes de trois régions (Abkhazie, Ossétie du Sud et Adjarie) exprimées depuis sa déclaration d’indépendance de l’URSS en avril 1990. S’il parvient à mettre au pas l’Adjarie, il échoue avec les deux autres qui s’appuient sur la Russie pour affirmer leur indépendance qui est reconnue par celle-ci.
Face au rapprochement du nouveau gouvernement géorgien avec l’Occident notamment l’Union Européenne et l’Otan, les conflits en Abkhazie et en Ossétie du Sud perdent leur caractère local pour devenir des éléments du jeu géopolitique entre la Russie et l’Occident.
Dès lors, lorsque le gouvernement géorgien lance une offensive en Ossétie du Sud le 7 Aout 2008, la Russie passe à l‘attaque et en trois jours de guerre positionne son armée aux portes de Tbilissi la capitale de la Géorgie. La médiation de l’Union européenne dont la présidence était assurée par la France sauve de justesse la Géorgie d’une reddition complète devant l’arme russe.
C’est le remake à quelques détails près, de ce qui s’est passé en Géorgie qui se reproduit en Ukraine. Dans son discours de reconnaissance des indépendances des deux régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk, prononcé le 21 Février dernier, le Président Russe a rappelé que l’Ukraine dans sa configuration territoriale actuelle est entièrement une invention de l’Union Soviétique qui a prélevé des terres russes pour la créer.
En effet, le Donbass qui est au centre du conflit actuel a été rattaché à l’Ukraine par Lénine après la victoire de la révolution Bolchevique de 1917. Joseph Staline lui récupère des territoires autrefois appartenant à la Pologne, la Roumanie et la Hongrie pour les rattachées à l’Ukraine. La Crimée, territoire russe sera donnée en « cadeau » à l’Ukraine par Khrouchtchev le 19 Février 1954 pour célébrer le 300ème anniversaire de la réunification de la Russie et de l’Ukraine.
Moscou va donc se servir des populations largement russophones et russophiles de ces régions ukrainiennes pour faire avancer son agenda face aux velléités de rapprochements des gouvernements installés à Kiev avec l’Occident.
L’élection en Novembre 2004 de Viktor Ianoukovytch, fortement soutenu par les populations russophones du Sud et de l’Est du pays (à qui il a promis la double nationalité (avec la Russie) et le statut de langue officielle pour le russe au même titre que l’ukrainien) est contestée par le clan des pro-occidentaux qui organisent des protestations qui prennent une ampleur phénoménale obligeant la justice à annuler les résultats. Lors du nouveau scrutin le 26 décembre 2004 le candidat pro-occidental Viktor Iouchtchenko l’emporte avec 52% des voix. Mécontents, les gouverneurs des régions Est se réunissent et projettent déjà de créer une « région autonome ».
Mais très vite les composantes hétérogènes de la coalition qui arrive au pouvoir suite à la révolution orange se fissure. Le président Iouchtchenko limoge en septembre 2005 sa Première ministre, et égérie de la révolution, Iouilia Timochencho. Cette brouille avec les élections anticipées profite aux Pro-Russes qui arrivent en tête avec 32% des voix contre 22% pour l’ex-première Ministre et seulement 14% pour le parti du Président Iouchtchenko.
Le Président nomme le 2 Aout 2006, son rival pro-russe au poste de Premier Ministre. Les deux hommes concluent un pacte de gouvernement qui prévoit la poursuite d’une politique essentiellement pro-occidentale.
Mais en réalité, cette nouvelle configuration installe un certain équilibre entre les pro-occidentaux et les pro-russe ; ce qui met le pays dans une certaine léthargie en terme de prises d’initiatives politiques sur le plan international.
Le Président décide une nouvelle fois de dissoudre le Parlement le 2 avril 2007 et de convoquer de nouvelles élections. Il accuse la formation du Premier Ministre d’avoir inconstitutionnellement débauché onze élus de son parti afin de constituer une majorité de 2/3 au Parlement nécessaire pour imposer des révisions constitutionnelles auxquelles il s’oppose. Le Premier Ministre conteste la légalité de cette dissolution et ses partisans sortent massivement occuper les rues du pays. Les soutiens extérieurs des deux camps jusque-là discrets prennent ouvertement position.
Les présidents polonais et estonien prennent fait et cause pour le président ukrainien contre son Premier Ministre en estimant que : « Dans notre intérêt commun, l’Ukraine doit devenir « un membre véritable et indépendant du club occidental ». Du côté russe, la Douma (Parlement) dans une déclaration dénonce cette dissolution comme contraire à la Constitution et « pourvoyeur d’un signal extrêmement dangereux » aux forces politiques dans ce pays. Le Ministre des Affaires Etrangères, Sergueï Lavrov, après avoir exprimé ses inquiétudes sur la situation qui prévaut en Ukraine a offert son « assistance » pour arriver à un compromis entre les deux parties.
Les élections législatives anticipées du 30 septembre 2007, sont remportées de justesse par les pro-occidentaux par l’addition de leurs voix 44% (Timochenko 30%, le Président 14%.) contre 34% pour le parti du Premier Ministre. Mais une fois encore la majorité pro-occidentale éclate en septembre 2008, conduisant le Président à dissoudre une fois de plus le parlement en octobre. Cependant le parti de la Première Ministre signe avec le parti pro-Russe et un petit parti libéral une alliance qui évite la tenue de nouvelles élections.
C’est cette coalition hétéroclite qui conduit le pays aux élections Présidentielles de Janvier et Février 2010, remportées avec 48% des voix par le pro-russe Viktor Ianoukovytch qui devient Président de l’Ukraine. Le Président Russe Medvedev se rend alors en Ukraine et signe avec son homologue un accord qui prolonge de vingt-cinq ans le bail de la base navale de Sébastopol, en Crimée, où mouille la flotte russe de la mer Noire et qui devait expirer en 2017, en échange d’une réduction de 30% du prix du gaz livré par Moscou à Kiev. Le parti présidentiel remporte les législatives d’octobre 2012.
Le 21 novembre 2013, le nouveau Président Ianoukovitch décide de suspendre les négociations en vue d’un accord d’association avec l’Union européenne au nom de la nécessité « d’assurer la sécurité nationale, de relancer les relations économiques avec la Russie et de préparer le marché intérieur à des relations d’égal à égal avec l’Union européenne ».
Cette décision qui intervient une semaine avant le sommet de l’Union Européenne de Vilnius consacré justement au Partenariat avec l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie, la Biélorussie et l’Azerbaïdjan est mal vécu par les occidentaux qui voient la main de Moscou derrière cette décision. En effet, la Russie qui est alors le principal partenaire économique de l’Ukraine, lui propose son aide et l’adjoint de refuser l’accord envisagé avec l’Union Européenne sous peine de mesures de rétorsions commerciales. Finalement le 29 Novembre des six pays pressentis seules la Géorgie et la Moldavie signent un accord d’association avec l’Union européenne. La scission est désormais consommée entre pro-russe et pro-occidentaux et selon les commentateurs, cette rivalité ne se limite pas au changement de l’équipe dirigeante et de l’orientation géopolitique de l’État, mais met en cause la légitimité même de l’État Ukrainien.
En effet, dès l’annonce du Président le 21 Novembre de son refus de signer avec l’Union Européenne, de violentes manifestations pro-européennes écalent à Kiev. De milliers de personnes occupent la place de l’indépendance communément appelée « Maïdan » et défient la police qui a du mal à les déloger.
Débutent ainsi trois mois de manifestations sans trêve qui vont conduire à la fuite et à la destitution du Président Viktor Ianoukovitch. Ce coup d’Etat téléguidé encadré, salué et avalisé par l’Occident contre un Président « démocratiquement » élu selon l’élément de langage consacré et qui disposait d’une solide majorité au Parlement est la boite de pandore qui a libéré tous les démons de la guerre et de la division sur l’Ukraine et expliquent suffisamment la situation de conflit armé entre ce pays et la Russie actuellement.
Le qualificatif de coup d’Etat est le seul qui permet de mieux décrire les évènements du mois de Février 2014. En effet, après une bataille rangée entre manifestants et forces de l’ordre le 18 février, le gouvernement lance un ultimatum à la foule pour libérer la place de l’indépendance sans effet. De nouveaux affrontements deux jours plus tard font officiellement 82 morts et 622 blessés.
Le 22 février le Président Ianoukovytch prononce un discours à la télévision et annonce des élections anticipées. Le même jour, il est destitué par le Parlement par 328 députés sur 450 alors que le quorum pour la validation d’une telle procédure selon la constitution est de 338 soit 75% des voix et l’avis favorable du Conseil Constitutionnel dont 5 membres réputés favorables au Président furent renvoyés par le même parlement.
Les opposants du Président Ianoukovytch ont donc agi en toute illégalité avec l’appui des occidentaux comme le montre une série de conversations interceptée par les services russes entre l’Ambassadeur américain en Ukraine et la sous-secrétaire d’Etat américaine pour l’Europe et l’Eurasie, Olivia Nuland.
Les transcriptions de ces conversations montrent que les américains suivaient et aiguillonnaient les contestations populaires depuis leur déclenchement et donnaient des directives à certaines personnalités de l’opposition pour agir dans un sens ou dans un autre. Les manifestants étaient d’ailleurs composés à plus de 80% des ukrainiens de Kiev, du centre et de l’Ouest de pays.
Les ukrainiens de l’Est vont donc s’opposer aux autorités installées par les révolutionnaires. Le divorce entre l’Est de l’Ukraine et le reste du pays sera consommée lorsque les nouvelles autorités à Kiev abrogent la loi sur les langues régionales, retirant ainsi au russe mais également au roumain et au hongrois leur statut de langue officielle dans 13 des 27 régions du pays.
Toute chose qui met le feu aux poudre dans l’Est du pays et la Crimée. La Russie réagit fortement en accusant les nouvelles autorités d’être illégitimes. Le 11 Mars 2014 la Crimée proclame son indépendance et organise le 16 un referendum qui permet à plus de 97% de la population d’approuver son rattachement à la Russie.
Le 6 avril des milices pro-russe manifestent dans le Donbass, région de l’Est du pays à la frontière de la Russie, leur opposition aux autorités issues de la révolution, installées à Kiev et le 7 proclame l’indépendance des deux régions administratives de Donetsk, Louhansk.
Le 15 le gouvernement envoie ses troupes pour lutter contre « les terroristes » déclenchant ainsi la guerre du Donbass qui fera des milliers de morts et donneront lieu aux accords de Minsk dont la non application par le gouvernement de Kiev est mise en avant par le Président russe pour justifier son invasion de l’Ukraine. »
Moritié CAMARA, Professeur Titulaire d’Histoire des Relations Internationales