Ceci est un manifeste de la plateforme des Justes, signé par Amadoun Traoré, Dr François Kaboré et Noël Yaméogo. Dans ce document, ils interpellent sur ce qu’ils appellent «réquisitions-sanction» et appellent «au respect de l’Etat de droit». «Nous disons NON … à la persécution des voix critiques», écrivent-ils.
«Depuis le 5 novembre 2023, des organisations professionnelles et de la société civile ont élevé la voix pour condamner les réquisitions massives de responsables syndicaux, d’Organisations de la Société Civile et de journalistes dont bon nombre participaient à l’organisation du meeting annulé de la CGT-B du 31 octobre passé. Certains ont été réquisitionnés pour une durée de 4 mois, sans que l’ordre de réquisition puisse en ressortir les motivations avec précision comme il se doit. Au regard de l’environnement de ces réquisitions, nous pensons qu’elles n’ont d’autre objectif que de sanctionner les personnes réquisitionnées pour leurs avis critiques sur la conduite de la Transition.
Les Justes s’associent à la réprobation générale de ces réquisitions-sanctions et demandent qu’elles soient purement et simplement annulées. Parce que disons-le, l’esprit et la lettre du Décret n°2023/0475/PRES-TRANS/PM/MDAC/MATDS/MJDHRE portant mobilisation générale et de mise en garde, adossé à la Constitution et à la loi sur l’organisation générale de la défense nationale, se trouvent dévoyés avec ces réquisitions punitives qui dévalorisent son objet. Rappelons-le, le décret de mobilisation vise à procurer un cadre légal aux mesures d’exception qui pourraient être prises dans le cadre de la lutte contre l’insécurité, ce qui est tout-à-fait compatible avec l’Etat de droit. Mais les insuffisances dans sa conception et dans sa mise en oeuvre ont occasionné les déviances que nous constatons avec les réquisitions-sanctions.
A- Les insuffisances dans la conception et dans la mise en oeuvre du décret de mobilisation générale et de mise en garde
L’essentiel des insuffisances liées à l’élaboration du décret de mobilisation générale réside dans le manque de précision de l’âge limite des personnes concernées par la réquisition. Dans le principe juridique, dès lors qu’un âge minimal est requis pour un choix, l’âge limite l’est également. A ce propos, l’article 5 du décret de mobilisation générale est défaillant lorsqu’il dispose, pour ce qui concerne les civils, que sont concernés par la mobilisation générale « les jeunes gens de 18 ans ou plus, non membres des forces armées nationales, physiquement aptes, appelés à s’enrôler selon les besoins exprimés par les autorités compétentes. »
On le constate, le décret détermine l’âge minimal de mobilisation fixé à « 18 ans ou plus », mais demeure silencieux sur l’âge limite requis. Une personne âgée de 70 est-elle assimilable à un jeune de « 18 ans ou plus » ? Assurément non. La loi portant statut général de la Fonction publique, d’essence constitutionnelle (cf article 101 de la Constitution) fixe un âge d’accès dans la fonction publique et indique des âges d’admission à la retraite selon les catégories. La loi 038-2016/AN portant statut général des personnels des forces armées nationales, élaborée à l’image du statut général de la Fonction publique, fixe les conditions d’accès et de retraite dans l’armée, période après laquelle le militaire retraité est admis dans la réserve avec les droits et obligations y afférents. Dans l’un ou l’autre texte, il est spécifié que tout rappel en activité est minutieusement réglementé par des textes complémentaires, parce qu’au-delà d’un certain âge, la réquisition d’une personne de 3ème âge constitue un fardeau, surtout s’il doit servir sur un front militaire. Ces textes portant statut général sont des repères pour la loi n°26/94/ADP du 24 mai 1994 portant organisation générale de la Défense nationale et son modificatif n°007-2005/AN du 07 avril 2005, lesquels servent de support au Décret de mobilisation générale et de mise en garde. Un texte complémentaire peut fixer des âges fourchettes de réquisition pour tenir compte des besoins du moment, mais le vide sur leur indication enfreint la légalité. Pour preuve, l’absence d’indication de l’âge limite de réquisition a donné lieu à tous les abus dans la mise en oeuvre du décret de mobilisation générale. Ailleurs, les textes précisent ces âges minimum et limites de réquisition, parce que cette détermination conditionne la bonne sélection de l’effectif pour le front.
Aussi, l’on est en droit de s’interroger sur les motivations du Gouvernement à réquisitionner contre toute logique des personnes de plus de 70 ans, sans avoir épuisé le réservoir de la frange jeune qui constitue plus de 75 pour cent de la population. Au regard de ce qui précède, il est évident que le décret de mobilisation générale et de mise en garde viole certains droits fondamentaux garantis par la Constitution.
Mais qu’en est-il de l’avis du Conseil constitutionnel tant brandi pour donner une caution au décret de mobilisation générale et de mise en garde ? Sur consultation officielle du Président de la Transition, le Conseil Constitutionnel a émis l’avis n°2022-03/CC du 15 décembre 2022. A travers l’article 1er dudit avis, le Conseil a effectivement donné « un avis favorable pour la prise de décret portant ordre de mobilisation générale et de mise en garde ». Mais l’institution n’a pas été saisie du produit fini à ce que l’on sache. Le Conseil n’est donc en rien comptable des insuffisances de fond que recèle le décret de mobilisation générale et de mise en garde.
Il s’ensuit que le Décret n°2023/0475/PRES-TRANS/PM/MDAC/MATDS/MJDHRE portant mobilisation générale et de mise en garde est attaquable devant le juge administratif pour le rendre conforme au corpus juridique.
B- Les déviances dans la mise en oeuvre du décret de mobilisation générale et de mise en garde
L’article 5 du décret de mobilisation prescrit que les jeunes gens de 18 ans ou plus appelés à s’enrôler soient « physiquement aptes ». Dans cette logique, a-t-on chaque fois veillé à s’assurer de l’aptitude physique des personnes réquisitionnées de force avant leur enrôlement ? Il semble que non, puisque des malvoyants et des personnes vivant avec un handicap ont été envoyés au front. Quelle valeur ajoutée un tel effectif peut-il apporter aux FDS ? En outre, le décret de mobilisation dit clairement que l’enrôlement s’effectue selon les « besoins exprimés par les autorités compétentes ». Y a-t-il un critère objectif que le Gouvernement peut invoquer pour justifier les choix des personnes réquisitionnées dont certains sont manifestement inaptes ? La réponse à cette question intéresse vivement décideurs et citoyens.
Du reste, qu’est-ce qui peut justifier la réquisition de civils vivant avec un handicap ou en âge de retraite et sans aucune formation militaire alors que des militaires réservistes aguerris et des plus jeunes attendent d’être appelés ? Nous savons que le refus sans motif du citoyen de répondre à l’ordre de réquisition peut être déféré devant le juge, mais ne doit en aucun cas donner lieu à une contrainte pour assurer l’exécution de la décision. Quel est donc le droit positif qui encadre l’embrigadement de ceux qui ont été conduits manu militari au front ?
L’article 8 du décret prescrit également que « Toutefois il ne peut être dérogé aux droits fondamentaux notamment le droit à la vie, le droit à ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou à une expérience médicale ou scientifique sans son libre consentement, le droit de ne pas être tenu en esclavage ou en servitude. » Or, les images des personnes réquisitionnées qui nous parviennent des réseaux sociaux et les échos de leur réalité de vie portent à croire que certaines d’entre-elles ont subi des humiliations qui s’assimilent à des tortures morales. Manifestement, le décret de mobilisation est utilisé hors cadre légal pour des motifs inavoués, au service de certains citoyens.
On le constate, aux insuffisances de conception du décret s’ajoutent des déviances de sa mise en oeuvre qui dénaturent son objectif. Peut-être que l’adoption du décret de gestion concertée ouvert aux associations de contrôle d’Etat, de lutte contre la corruption et de défense des droits de l’homme qui est prévu au 2ème paragraphe de l’article 7 du décret de mobilisation générale, aurait permis d’éviter les déviances constatées. En tout état de cause, l’application d’un décret, fut-il de mobilisation générale pour combattre le terrorisme, ne saurait être l’occasion de fouler du pied les droits fondamentaux des citoyens et les principes constitutionnels.
C’est pour cela que nous saluons la voie judiciaire choisie par le Collectif d’Avocats constitué aux côtés des personnes réquisitionnées. Dans son Communiqué du 7 novembre, les hommes en noir entendent soumettre les illégalités que comportent les réquisitions aux juridictions compétentes. L’Etat est un sujet de droit et il doit se soumettre aux règles de l’Etat de droit. A défaut, on doit le contraindre à travers ses servants au respect de la légalité afin que force reste à la loi, pour le bien de tous, gouvernants et gouvernés.
C- Le rôle primordial de la justice face aux déviances de la gouvernance de la Transition
Le rôle de la justice est de veiller au respect des lois et de sanctionner toutes les atteintes. Mais la justice faisant partie de l’État, seule son indépendance à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif est en mesure de garantir son impartialité dans l’application des normes de droit et d’assurer l’égalité des justiciables.
C’est également pour cela que nous saluons la Juridiction de la Présidente du Tribunal Administratif de Ouagadougou pour avoir rendu l’ordonnance n°042-1/2023 à travers laquelle elle déclare l’enlèvement de Kambou Sansan Anselme illégal et constitutif d’une grave atteinte à sa liberté, enjoignant à l’Etat du Burkina de mettre immédiatement fin à sa détention. La décision constitue un désaveu pour le pouvoir de Transition et une injonction de mettre un terme à toutes ces détentions hors cadre légal. Nous félicitons également Madame Kambou/Traoré Aminata pour avoir eu le courage et le réflexe citoyen de saisir la justice de l’enlèvement de Monsieur Kambou Sansan Anselme.
Depuis l’avènement du MPSR2, les confiscations de libertés, les rapts, disparitions et morts inexpliquées sont devenus le quotidien des Burkinabè sur l’ensemble du territoire national. Il n’y a plus de semaine qui passe sans que l’on entende parler de disparition ou d’enlèvement de citoyens par des personnes encagoulées et même à visage découvert, de morts suspectes souvent violentes, sans que le Gouvernement, garant de la sécurité des populations juge nécessaire d’ouvrir la moindre enquête judiciaire qui s’impose en pareil cas. Nous disons NON à l’Etat de terreur et à la persécution des voix critiques. La pluralité d’opinion est un droit constitutionnel. La lutte contre le terrorisme n’est pas une période de non droit et ne doit pas être l’occasion pour les gouvernants d’instaurer une gouvernance asymétrique en réplique et de violer les droits des citoyens.
Toute société organisée fonctionne suivant des règles dont la violation est sanctionnée par la justice. La décision du Tribunal administratif sur la détention de Monsieur Kambou Sansan Anselme illustre encore, si besoin était, la nécessité de l’indépendance statutaire et fonctionnelle de la justice pour préserver les droits des citoyens face aux abus d’une gouvernance qui ne veut se reconnaitre aucune limite. La justice est le rempart contre l’injustice et l’impunité. Si nous voulons que la Transition atteigne ses objectifs de lutte contre le terrorisme, nous devons l’amener à respecter la loi.
Aussi, les Justes invitent la justice à jouer son rôle régalien envers et contre tous et à sanctionner les atteintes aux règles établies. Ils invitent également les populations à oser s’élever contre l’injustice afin que force reste à la loi.
Notre crédo, l’Etat de droit ! »
Ouagadougou, le 10 novembre 2023
Pour la Plateforme
Traoré Amadoun
Dr François Kaboré
Yaméogo Noël