Dans une interview exclusive à RFI et France 24, le président ivoirien Alassane Ouattara ne cache pas son inquiétude devant le départ annoncé des forces militaires françaises et européennes du Mali.
F24 : Après neuf ans, la France a décidé de se retirer militairement du Mali, au moment même où la menace jihadiste s’étend. Alors, une question simple : Est-ce un constat d’échec ?
Alassane Ouattara : Non, je ne pense pas. La France a pris une décision par rapport à la situation au Mali. Mais elle ne se retire pas du Sahel. Elle adapte son dispositif, compte tenu de ses relations avec le Mali.
La réadaptation de son dispositif, est-ce que cela pourrait aussi concerner la Côte d’Ivoire ? Est-que vous pourriez accueillir plus de troupes, de matériel français ? On sait que le chef d’état-major des armées françaises était à Abidjan la semaine dernière, on imagine que c’était pour en parler.
Oui, tout à fait. Nous avons toujours estimé que la sécurité était un préalable au développement. Je ne sais pas pourquoi les gens se font des complexes. L’Arabie saoudite a une base américaine, d’autres pays aussi… Et si notre sécurité exige que nous fassions appel à des partenaires, à des pays amis, nous le ferions. Tout cela est en discussion et on verra par la suite.
Il y aura donc plus de soldats, voire de base française en Côte d’Ivoire ?
Nos ministres vont en discuter avec notre armée et nous verrons, mais nous nous sommes organisés. Vous savez, la sécurité dépend des troupes nationales. Nous avons maintenant une armée et une gendarmerie bien formées, professionnelles, bien équipées… Et donc j’ai confiance en mon armée.
RFI : En Afrique de l’Ouest, le sentiment anti-français semble se répandre, on l’a vu il y a quelques semaines avec ce convoi de Barkhane, qui a été intercepté par des manifestants au Burkina et au Niger…
Non, non… Un événement ici ou là ne veut pas dire qu’il y a un problème ! Après tout, ce convoi a quitté Port Bouet pour aller jusqu’à Gao. La Côte d’Ivoire, quand même, la traversée, c’est quasiment 1 000 kilomètres et il n’y a pas eu de problème ! On a fait un problème anti-français, non ce n’est pas vrai !
Il y a, évidemment, les manifestations anti-françaises au Mali…
Oh ! Vous savez, il y a beaucoup de manipulations dans tout cela.
Donc les militaires français ont encore un avenir en Afrique ?
Ce n’est pas un avenir… Les militaires français sont les bienvenus chez nous, comme les Américains, comme d’autres.
F24 : La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest – la Cédéao – a durement sanctionné le Mali il y a environ un mois. Mais paradoxalement, cela semble avoir soudé la population derrière la junte. On a vu des manifestations de masse. Est-ce que le résultat n’est pas le contraire de ce que vous escomptiez ?
Non, nous n’avons pas cherché à punir le peuple malien. Le peuple malien est un peuple frère, la Cédéao a des règles… Cette décision était prise à l’unanimité. Moi, je l’ai dit, j’en suis malheureux, parce qu’en réalité, nous ne voulons pas que le peuple malien ait des périodes de souffrance aussi graves ! Il y aura des pénuries, il y aura des difficultés… Nous attendons tout simplement que le gouvernement et la junte malienne nous proposent un calendrier raisonnable et que graduellement nous puissions lever les sanctions, comme l’exigent les textes de la Cédéao. Ce n’est pas une décision personnelle de qui que ce soit, ce sont les textes. Si un autre pays était dans cette situation, le Mali aurait été partenaire de la décision.
RFI : Sur ce calendrier, justement, au début, la junte vous a proposé cinq ans de transition, avant d’aller aux élections, puis elle a reculé d’un an et elle vous a proposé quatre ans… L’Algérie s’est proposée comme médiatrice et a proposé seize mois. Est-ce que seize mois, cela vous paraît un délai raisonnable ?
Je n’ai pas à commenter sur la position de l’Algérie, l’Algérie est en Afrique du Nord. Nous, la Cédéao, nous avons nos règles et c’est à l’unanimité que nos décisions seront prises. Nous examinerons le cas malien en temps opportun, en fonction de notre expérience et des discussions que nous aurons avec les autorités maliennes.
Est-ce que, pour vous, la date butoir pourrait être à la fin 2022 ?
Je n’ai pas de position personnelle, aucune décision personnelle. Je ne suis pas président de la Cédéao. C’est le Ghanéen, mon ami Nana Akufo Addo… Nous allons sans doute avoir une autre réunion au mois de mars pour examiner la situation. Nous voulons que ces sanctions soient levées le plus tôt possible, parce que le peuple malien ne mérite pas cette situation d’embargo.
Mais en tout cas, cela ne peut pas durer quatre ans…
Non, mais quatre ans, c’est quand même la durée d’un mandat au Ghana ou au Nigeria ! Vous conviendrez avec moi que ce n’est pas raisonnable ! Je demande à mes frères maliens de faire un effort, de rentrer dans le rang, qu’on exige les règles de la Cédéao. Nous les avons aidés, ils le savent. J’ai été en contact permanent avec le colonel Assimi Goïta. Il m’a envoyé des émissaires avant chaque sommet. Nous avons fait ce que nous avons pu, mais nous ne pouvons pas faire plus, parce que les règles de la Cédéao sont là et il faut les appliquer.
Vous avez parlé directement…
Mais on se parle souvent, tout le temps… Comme avec le colonel Doumbouya, comme avec les autres, le colonel Damiba… Moi je suis en contact avec tout le monde. Nous sommes un pays de dialogue, la Côte d’Ivoire.
F24 : Depuis environ une semaine, circule sur les réseaux sociaux un enregistrement d’une prétendue conversation entre l’ex-Premier ministre du Mali Boubou Cissé et une personne. Certains ont reconnu votre voix. On entend des critiques sur la junte malienne. Alors, une question toute simple : est-ce que cette conversation est authentique ? Est-ce que c’est vous ?
Il faudrait me le faire écouter, comme ça je pourrais vous le dire.
Elle a beaucoup circulé…
Vous savez, je ne suis pas un adepte des réseaux sociaux. C’était quand, ça ?
Il y a environ une semaine…
Bon, envoyez-le-moi, je pourrai vous répondre…
Moi, je parle à tout le monde. A Boubou Cissé, à Boubèye Maïga, à Assimi Goïta, à tout le monde. Parce que je trouve que c’est comme ça que nous allons arriver à les rapprocher et à sortir de cette situation. Les autorités maliennes savent que j’ai la plus grande considération pour elles.
Dans cette conversation, justement, à propos de considération, on vous entend les critiquer, en parlant de « malades » et « d’idiots ». C’est pour cela que ça fait un petit peu scandale…
Les nouvelles technologies peuvent faire beaucoup de choses.
La justice malienne a ouvert une enquête pour atteinte à la sûreté. Est-ce que c’est pour vous nuire ?
Non, écoutez… ça c’est une affaire de Maliens, je ne veux pas m’en mêler.
RFI : Est-ce que l’arrivée éventuelle de combattants et de paramilitaires russes dans le pays voisin, qui est le Mali, cela risque de vous inquiéter ou pas ?
Nous avons dit clairement, au niveau de la Cédéao, que nous sommes contre l’utilisation de personnes non étatiques dans nos pays. Cela a été dit clairement dans les différents communiqués. La position est celle de la Cédéao et nous sommes totalement en phase avec ses positions. Pardonnez-moi, je considère que la coopération doit être d’État à État, c’est de l’intérêt des Maliens. La France est un partenaire fiable. La France a perdu quand même cinquante-trois de ses enfants au Mali, la France dépense à peu près un milliard par an au Mali… Je considère que c’est quand même déplorable que nous soyons dans une telle situation ! Je continuerai de dire aux autorités maliennes qu’elles doivent faire en sorte que les choses s’améliorent dans les relations. Comme on dit en Afrique de l’Ouest, il faut qu’ils mettent de l’eau dans leur Gnamakoudji, c’est-à-dire dans leur jus de gingembre… Il faut que cela s’arrange. Ça ne peut pas continuer comme ça ! Ce n’est pas de l’intérêt des Maliens, mais de l’Afrique de l’Ouest.
Vous regrettez le départ de Barkhane du Mali ?
Non, c’est aux Maliens d’apprécier. Nous, nous considérons que la lutte contre le terrorisme est quelque chose d’essentiel pour le Mali, pour le Burkina, pour le Niger et pour les pays côtiers. Le départ de Barkhane et de Takuba crée un vide. Nous serons obligés d’augmenter nos forces de défense. Nous serons obligés d’accroître la protection de nos frontières, nous serons obligés d’acheter des armes, d’avoir une plus grande professionnalisation… C’est notre devoir aussi. Les armées nationales doivent régler les problèmes sur nos territoire nationaux. C’est notre philosophie et nous ferons en sorte que cela soit. Nous prendrons toutes les mesures possibles. Même si nous devons dépenser 2 ou 3 ou 4 % du PIB pour les dépenses militaires, nous le ferons pour notre protection, parce que sans sécurité il n’y aura pas développement.
F24 : Je vais venir à un autre de vos voisins qui a également connu un coup d’État : le Burkina Faso, c’était le 24 janvier dernier. D’après les contacts que vous avez avec le chef de la junte, est-ce qu’après quelques semaines, vous avez l’impression qu’ils suivent la voie de leurs frères d’armes maliens ou, peut-être, s’orientent-ils vers une solution qui est peut-être plus adaptée à ce que vous recherchez ?
J’ai parlé au colonel Damiba. D’abord, je me préoccupais de l’intégrité physique et de la sécurité du président Roch Marc Christian Kaboré. Il m’a donné des assurances et je lui ai dit que nous ferons en sorte de les accompagner, à condition que les règles de la Cédéao soient respectées. C’est ce que nous faisons actuellement. Je souhaite que cela se fasse, bien sûr.
Les premiers indices sont plutôt favorables ?
Je n’ai eu que deux conversations avec lui, c’est un peu tôt. Mais je souhaite, effectivement, que nous puissions trouver une solution rapidement, pour ne pas arriver à des sanctions financières et économiques pour le Burkina.
Vous avez mentionné le président Kaboré… Il n’est toujours pas libre de ses mouvements ?
Non, nous travaillons à cela…
Vous avez obtenu des garanties ?
Je ne suis pas la Cédéao, mais en tout cas j’ai plaidé et le président m’a donné des assurances que son médecin le voit tous les matins, sa famille également… Et je suis rassuré par ce qu’il me dit et par conséquent nous suivons cette question.
RFI : Malgré le putsch du 24 janvier à Ouagadougou, le procès des assassins présumés de Thomas Sankara a pu se poursuivre. Le procureur vient de requérir trente ans de prison à l’endroit de l’ancien président Blaise Compaoré et de son ancien bras droit, Hyacinthe Kafando. Il se trouve que le premier est réfugié en Côte d’Ivoire et que le second est présumé également vivre en Côte d’Ivoire. Est-ce que vous pensez que, trente-cinq ans après ce crime d’État, il est temps que les gens connaissent la vérité et que peut-être monsieur Compaoré et Kafando acceptent de comparaître devant la justice burkinabè ?
Posez-leur la question… La Côte d’Ivoire est un pays d’hospitalité, nous considérons qu’ils sont chez eux, en Côte d’Ivoire, et par conséquent il n’y a pas de difficulté. Il leur appartient avec les autorités burkinabè… J’avais entrepris des démarches, d’ailleurs, avec le président Kaboré, pour le retour du président Compaoré. Je pense que tout cela se fera en temps opportun.
Et pour Hyacinthe Kafando ?
Je ne connais pas Hyacinthe Kafando.
Mais il est en Côte d’Ivoire…
Je ne sais pas. On me dit qu’il est en Côte d’Ivoire. Vous savez, nous avons cinq millions de Burkinabè en Côte d’Ivoire.
Autre pays frappé par un putsch – c’était le 5 septembre -, c’est la Guinée Conakry…
Vous ne me posez des questions que sur les pays… (rires)
Il se trouve que ce sont des pays voisins de la Côte d’Ivoire, monsieur le président…
Ce sont des pays qui me sont chers aussi…
Bien sûr… Et il se trouve que, pour l’instant, le colonel Doumbouya n’a donné aucun calendrier pour la transition, alors que ça fait déjà six mois que tout cela a eu lieu. Est-ce que vous n’êtes pas plus indulgent avec Conakry qu’avec Bamako ?
Je suis en contact également avec le colonel Doumbouya. Les choses se feront en temps opportun. Je peux vous dire que jusqu’à présent il a tenu ses engagements à mon endroit et je continue de penser que cela continuera.
Donc vous pensez que le calendrier va respecter les normes…
Le calendrier dépendra des institutions qui ont été mises en place et je souhaite que ce soit le plus tôt possible.
C’est-à-dire d’ici la fin de l’année…
Non, je n’ai pas imposé un délai aux Guinéens, ni aux Maliens, ni aux Burkinabè. Nous leur disons seulement que la charte de la Cédéao a des contraintes qu’il faut respecter.
F24 : Il y a eu le Mali, la Guinée, le Burkina Faso. On semble faire face à une forte épidémie de coups d’État en Afrique de l’Ouest. Est-ce que vous craignez que la contagion s’étende ?
Non, je ne souhaite pas, bien évidemment.
Mais est-ce que vous le craignez ?
Pourquoi toutes ces mesures ? C’est précisément pour éviter des situations de ce genre ! L’Afrique de l’Ouest fait de grands progrès en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme. Nous avons une période difficile à cause du terrorisme, à cause de la pauvreté, des problèmes globaux de réchauffement climatique, d’érosion, etc., c’est une période difficile à passer, mais cela ne veut pas dire que tout est bouleversé. Moi je suis confiant.
Il n’y a pas de crainte chez vous ?
Vous savez, la Côte d’Ivoire est un pays qui a connu un coup d’État que tout le monde regrette et je crois que nous avons une armée professionnelle, républicaine… Nous sommes confiants que nous continuerons notre marche vers le développement et le bien être des Ivoiriens.
RFI : Certains estiment que, comme en Guinée Conakry, ce sont les troisièmes mandats qui ouvrent la porte à des putschs militaires et certains pensent évidemment à votre 3ème mandat de 2020…
Non, ce n’est pas mon troisième mandat. C’est le premier mandat de la Troisième République. Vous le savez bien… Vous deux, particulièrement, vous m’avez interviewé à Abidjan. La Constitution ivoirienne a été votée en 2016. J’étais candidat en 2020 et j’avais dit que je ne serai pas candidat, mais cela ne veut pas dire que je n’étais pas éligible ! Des circonstances exceptionnelles m’ont amené à être candidat, mais aujourd’hui je suis soulagé de l’avoir fait. C’était une décision difficile pour moi pour des raisons personnelles. Maintenant c’est fait, la Côte d’Ivoire est en bonne marche… Je suis soulagé et je continuerai de faire mon travail pour que la Côte d’Ivoire tienne bon et que nous continuions de faire des progrès importants au plan économique et social.
Et est-ce que de nouvelles circonstances exceptionnelles pourraient vous conduire à être à nouveau candidat en 2020 ?
Les circonstances exceptionnelles se posent exceptionnellement, cher monsieur. En ce qui me concerne, tout le monde sait quelle était ma décision. Je l’ai annoncée au mois de mars 2020 pour les élections qui devaient avoir lieu en septembre. Donc je n’ai pas de problème, en effet… Vous savez, j’occupais quand même des fonctions importantes avant de rentrer en politique. Je ne suis pas à la recherche d’un job à 80 ans !
Donc en 2025 vous ne serez pas candidat ?
Laissez tomber cela… En 2025, nous verrons bien. Les Ivoiriens choisiront qui ils veulent. Je souhaite qu’ils choisissent quelqu’un de plus jeune que moi et mes prédécesseurs.
Est-ce que vous avez déjà pensé à quelqu’un qui pourrait porter les couleurs du RHDP en 2025 ? Est-ce que vous l’avez choisi ?
Oui, j’ai à peu près une demi-douzaine à qui je pense. Ils sont nombreux. Ils sont très compétents et je suis persuadé que nous ferons un choix démocratique et que nous aurons quelqu’un de très compétent pour continuer de diriger le navire de la Côte d’Ivoire.
F24 : Vous avez parlé de la question de l’âge. Un député a annoncé qu’il voulait déposer un projet de loi. Je pense que c’est censé être au mois d’avril, à l’Assemblée, pour rétablir la limite d’âge pour être candidat à la présidence à 75 ans. La limite avait sauté avec la révision constitutionnelle de 2016. Je crois savoir que vous y êtes favorable…
Ah bon ?
Mais dites-le-moi. Peut-être que vous n’y êtes pas favorable…
Non, c’est l’Assemblée qui… L’Assemblée a son agenda…
Mais c’est votre sentiment, monsieur le président !
Non, mais écoutez… Les députés de mon parti prendront la décision qui sied en temps opportun.
Laurent Gbagbo a affirmé que pour lui c’était totalement inacceptable.
Mais ce n’est pas la République, Laurent Gbagbo !
Est-ce que vous avez des contacts réguliers avec lui ? Il dit que vous ne lui parlez plus trop depuis quelques mois…
Non, ce n’est pas vrai. Je lui ai parlé il y a à peine trois semaines, comme avec le président Henri Konan Bédié. Non, non… Nous avons des relations fraternelles.
RFI : Au nom de cette réconciliation et de cette fraternité ivoirienne que vous dites, est-ce qu’après Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé et pourquoi pas Guillaume Soro pourraient rentrer à leur tour en Côte d’Ivoire ?
Mais qu’ils demandent à la justice, je ne suis pas le juge, moi !
Vous parlez pour les deux ou plutôt pour…
Non, non… Je n’ai pas d’opinion sur l’un ou sur l’autre. Ils ont des dossiers en cours ou des dossiers qui sont devant la justice, qu’ils règlent ces problèmes administratifs et judiciaires.
Source : RFI et France 24