Ali Ouattara, coordinateur des Coalitions de l’Afrique francophone pour la CPI et point focal du réseau africain pour la justice pénale internationale, rapporte que les enquêtes retardées en Côte d’Ivoire ont encouragé de nouvelles violences. Ce qui a mis fin à tout espoir des victimes des violences post-électorales de connaître la vérité et d’obtenir justice.
Crimes commis pendant la crise politique
La Côte d’Ivoire, 122ème Etat partie au Statut de Rome de la CPI, a connu une période de turbulences et de folie meurtrière. Le pays a traversé une grave crise politico-militaire de septembre 2002 à mai 2011, qui a eu un impact sur tous les fondements de la société ivoirienne. De nombreux crimes graves ont été commis par les deux camps belligérants. La crise post-électorale de 2010, suite aux résultats contestés de l’élection présidentielle entre le président sortant Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, a fait plus de 3 000 morts.
L’enquête initiale unilatérale de la CPI
Le 3 octobre 2011, la CPI a ouvert une enquête en Côte d’Ivoire. Cependant, bien que le Procureur ait demandé l’autorisation d’enquêter sur les crimes commis par les deux parties, l’enquête n’a d’abord porté que sur les crimes commis par une seule partie, celle qui soutenait Laurent Gbagbo, qui avait perdu les élections. Trois mandats d’arrêt de la CPI ont été émis à l’encontre des seuls partisans de Gbagbo : pour Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé et Simone Ehivet Gbagbo. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ont été remis à la CPI et jugés pour quatre chefs d’accusation présumés de crimes contre l’humanité commis pendant les violences post-électorales. Le 15 janvier 2019, les deux hommes ont été acquittés par la CPI – une décision qui a été confirmée par la Chambre d’appel de la CPI le 31 mars 2021 suite à un appel du Procureur.
Le gouvernement de Côte d’Ivoire a refusé d’arrêter et de remettre Simone Ehivet Gbabgo à la CPI. En février 2016, le président Ouattara a déclaré publiquement qu’il « n’enverrait plus d’Ivoiriens à la CPI ». Au lieu de cela, elle a été poursuivie au niveau national pour crimes contre l’humanité et acquittée par la cour d’assises d’Abidjan en mai 2017 à l’issue d’un procès très critiqué. Le 19 juillet 2021, la CPI a annulé le mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo faute de preuves suite aux acquittements de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé
Retards dans la deuxième partie de l’enquête
À noter que ce procès ne concernait que les crimes qui auraient été commis par le camp pro-Gbagbo. Selon le plan stratégique du Bureau du Procureur pour 2012-2015, une deuxième enquête sur les crimes qui auraient été commis par les pro-Ouattara n’a pas pu initialement être menée correctement en raison de la charge de travail du Bureau du Procureur sur d’autres affaires. Ces efforts d’enquête n’ont commencé que vers 2016, après un travail de plaidoyer des ONG. La CPI a depuis reconnu que ce retard est “ce qui a fortement nui à la réputation de la Cour qui a été injustement perçue comme étant partiale dans ses enquêtes.”Cinq ans plus tard, cette enquête sur les crimes commis par le camp pro-Ouattara est toujours en cours.
Conséquences du retard
Dans cette situation de quête de justice dans une Côte d’Ivoire post-conflit, le procès de Charles Blé Goudé et Laurent Gbagbo et le commencement des efforts d’enquête sur les partisans du camp du Président Ouattara avaient suscité beaucoup d’espoir pour les victimes des deux camps. Malheureusement, nous constatons qu’au niveau national les enquêtes menées n’ont concerné jusqu’à ce jour que les partisans de Laurent Gbagbo. Les partisans du président Ouattara n’ont pas été traduits en justice, bien qu’ils soient soupçonnés d’avoir commis de graves atteintes aux droits humains. La plupart ont soit été promus et ne sont nullement inquiétés par la justice ivoirienne. En août 2018, le président Ouattara a adopté une ordonnance qui accorde une amnistie à plusieurs personnes accusées ou reconnues coupables d’infractions pénales dans le cadre de la crise postélectorale de 2010-2011 ou d’attaques contre la sûreté de l’État qui ont été perpétrées par la suite. Parmi les personnes amnistiées, certaines sont soupçonnées d’avoir commis des atteintes aux droits humains ou d’avoir été aux commandes au moment où les atteintes aux droits humains ont été commises. Cette attitude faisant la promotion d’une culture d’impunité et d’une justice à deux vitesses. Les victimes (y compris les survivants et les membres des familles des victimes d’atrocités – des personnes qui ont tout perdu – et qui continuent de souffrir en raison du traumatisme subi) se comptent par milliers. Elles sont de tous bords politiques, de toutes régions, de toutes religions et de toutes nationalités vivant sur le sol ivoirien. La CPI a été créée pour les victimes des crimes les plus graves, y compris les crimes contre l’humanité. La Cour affirme qu’elles sont au centre de son travail. Mais, elle n’a pas encore bénéficié aux victimes en Côte d’Ivoire. Les retards dans les enquêtes en Côte d’Ivoire provoquent la détresse des survivants. Ces personnes, qui sont dans une situation précaire, continuent de souffrir. L’acquittement de Blé Goudé et Laurent Gbagbo a déçu les espoirs des victimes de cette affaire. Elles se sentent aujourd’hui abandonnées par la CPI. Beaucoup de gens ne croient plus en elle. Ils ne croient plus à la justice internationale, c’est-à-dire à la CPI. En outre, les retards actuels dans la deuxième l’enquête concernant les partisans du Président Ouattara, ont commencé à exacerber les tensions, à encourager la récidive des auteurs de crimes et la vengeance des victimes. En l’absence de responsabilité pour les violences politiques passées, des meurtres et des massacres ont également été commis avec une apparente impunité lors des élections présidentielles de 2020.
La nécessité d’une action urgente de la CPI
La lutte contre l’impunité bat de l’aile en Côte d’Ivoire. De nombreux Ivoiriens ne croient plus en la justice ivoirienne ou en la CPI. La CPI n’est plus perçue comme une institution impartiale, équitable et indépendante. La CPI doit donc prendre des mesures fortes en faveur des victimes pour leur redonner confiance. Ici, les victimes elles-mêmes sont également victimes de la CPI. Elles se sentent doublement victimes : d’une part de leurs tortionnaires mais aussi de la CPI. Les enquêtes doivent se poursuivre et s’achever rapidement pour que les victimes puissent vivre, survivre et obtenir justice. C’est la crédibilité de la CPI qui est en jeu. En définitive, la crédibilité de la justice internationale et celle de l’Etat de droit en Côte d’Ivoire dépendront de leur capacité à répondre et à gérer les attentes des victimes en matière de justice. Par conséquent, les investissements dans la justice aujourd’hui signifient des économies demain, non seulement en termes financiers mais aussi en termes de vies humaines. La CPI doit éviter de suspendre ou de classer les enquêtes par manque de ressources ou pour toute autre raison. Elle doit se doter de tous les moyens nécessaires pour mener à bien toutes les enquêtes en cours. Tout comme la Côte d’Ivoire qui doit aussi, dans le cadre de la complémentarité, se donner les moyens de pouvoir mener des enquêtes impartiales et crédibles sur le sol ivoirien.
Légende/Ali Ouattara, fondateur de la Coalition ivoirienne pour la CPI (CICPI).