Ceci est une tribune de Gilles Olakounlé Yabi, Docteur en économie du développement de l’université de Clermont-Ferrand I, ancien journaliste et analyste politique, patron du Think tank WATHI.
«Alors que la crise au Niger mobilise l’attention en Afrique de l’Ouest, qui abrite déjà un trop grand nombre de pays en situation sécuritaire et/ou politique dégradée, de pays en transition à durée indéterminée, et de pays qui continuent à créer les conditions politiques, économiques et sociales pour des crises futures, la principale organisation régionale, la CEDEAO, est à nouveau sur la sellette.
Les chefs d’État et de gouvernement qui forment ensemble l’organe de décision suprême de l’organisation, sont copieusement insultés sur les réseaux sociaux en même temps que l’institution dans son entièreté. Leurs décisions fortes sur le coup d’État au Niger, dont certaines peuvent être qualifiées de précipitées et d’imprudentes, ont porté un nouveau coup à la perception très négative de l’organisation par une grande partie de l’opinion publique ouest-africaine.
Dans beaucoup de débats et de prises de position de personnalités publiques à forte audience, on en est arrivé à faire davantage le procès de la CEDEAO que celui des auteurs de la prise en otage du président Mohamed Bazoum et d’un coup d’État qui ne pouvait que faire entrer le Niger dans une période de graves incertitudes et de souffrances supplémentaires pour une population confrontée à d’énormes difficultés quotidiennes.
Il y a beaucoup de raisons de faire le procès de la CEDEAO, et encore davantage de faire celui du leadership politique de la CEDEAO constitué des chefs d’État, en n’oubliant pas de prendre en compte la diversité des personnalités, des expériences, des valeurs, de la crédibilité des uns et des autres au sein de ce groupe.
Mais la violence des propos qui discréditent l’organisation régionale – dont beaucoup oublient qu’elle n’œuvre pas seulement dans le domaine des affaires politiques, de la paix et de la sécurité – pourrait conduire effectivement à sa dislocation ou au mieux à la poursuite de son affaiblissement.
Ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain. Jeter une organisation construite laborieusement depuis le 28 mai 1975 pour incarner un projet d’intégration régionale. Jeter un projet de communauté de destin entre une quinzaine de pays et de peuples aux identités riches et multiples.
Jeter une organisation animée par des générations successives d’hommes et de femmes dont beaucoup sont engagés, volontaires et compétents, certains moins vertueux et moins compétents, comme partout, travaillant à différents niveaux de la commission et des agences et aussi désespérés que les citoyens de la région de certaines décisions de la conférence des chefs d’État et de gouvernement.
Avant de tout jeter, dans un moment où les légitimes frustrations et colères de nombre de citoyens de pays ouest-africains les poussent à applaudir toute promesse de changement révolutionnaire, de renversement des pouvoirs établis, de table rase des institutions existantes, avant de jeter la CEDEAO, toutes ses composantes, ses protocoles, ses agences, ses réalisations passées, ses projets actuels en voulant jeter ses chefs d’État ou quelques-uns parmi eux (on pourrait épargner par exemple les Cap-Verdiens qui cultivent dans leurs îles une expérience de démocratie stable et apaisée depuis des décennies), je voudrais proposer une série d’extraits de documents d’analyse des actions de notre organisation régionale dans des cas précis, documents rédigés il y a quelques années.
Extrait de la conclusion de la publication : « Le Rôle de la CEDEAO dans la Gestion des Crises Politiques et des Conflits : Cas de la Guinée et de la Guinée Bissau », Dr. Gilles Olakounlé Yabi, Friedrich-Ebert-Stiftung, Bureau Régional, Abuja, Septembre 2010, accessible ici :
« Il est essentiel de ne pas perdre de vue les réalités politiques et économiques des États qui composent la CEDEAO lorsqu’on porte un regard critique sur les actions de l’organisation.
Alors que les pratiques politiques dans nombre d’États membres tardent à épouser les principes édictés dans les textes, le rôle de garde-fou joué par la CEDEAO n’a jamais été aussi à la fois précieux et fragile.
La conservation et la consolidation de ce rôle passent par la promotion d’une culture pragmatique axée sur les résultats et par celle d’une audace dans l’approche stratégique qui permette de contourner les obstacles majeurs que peuvent représenter les décideurs politiques des États membres lorsque leurs intérêts particuliers ne correspondent pas à l’intérêt général de leurs pays et de la Communauté.
Les organisations de la société civile ouest-africaine ont un rôle majeur à jouer pour sauvegarder les acquis en matière de normes démocratiques et de respect des droits humains, et exiger de la CEDEAO le strict respect de des principes dans des cas précis de crise dans un État membre.
Les partenaires extérieurs de la CEDEAO, très intéressés par la volonté de l’organisation de se rendre capable de gérer les conflits et crises dans la région, doivent quant à eux veiller à ce que leurs offres d’assistance technique et financière ne poussent pas à une multiplication d’initiatives qui ne manqueront pas de diluer les objectifs et les priorités, d’affaiblir la réflexion stratégique et d’alimenter un décalage entre les plans d’action ambitieux et la capacité d’exécution de la Commission.
Tous les États membres de la CEDEAO ont des caractéristiques politiques, économiques, démographiques et sociales et connaissent des changements rapides qui continueront à les exposer au cours des prochaines années à des crises potentiellement violentes, mais à des degrés différents.
Comme cette étude l’a montré en examinant les faits et les perceptions dans deux cas précis, la CEDEAO est devenue très réactive aux développements politiques et sécuritaires inquiétants survenant dans l’espace communautaire. Son dispositif d’alerte précoce et son recours à la diplomatie préventive permettent sans aucun doute déjà de réduire significativement le potentiel de transformation des tensions en crises politiques et des crises en conflits violents.
Mais pour s’attaquer aux causes structurelles de l’instabilité, de l’insécurité et de la violence politiques, la CEDEAO doit pouvoir influencer le fonctionnement réel de ses États membres. Ses limites sont alors vite atteintes, fixées par la souveraineté des États et la volonté politique de leurs dirigeants.
C’est pour cela qu’il faut se garder de percevoir la CEDEAO comme un possible substitut aux États, un moyen de les contourner ou de s’affranchir de leurs faiblesses, de leurs dysfonctionnements, voire du déficit de légitimité de leurs dirigeants. En matière de prévention de conflits comme dans les autres matières, le renforcement des mécanismes régionaux doit aller de pair avec la consolidation des mécanismes et des institutions au niveau de chacun des États membres en accordant la priorité aux plus fragiles parmi eux. » Fin de citation.
Comme chacun de nous, comme tous les êtres vivants, les présidents, même ceux qui oublient l’insoutenable légèreté de nos êtres, ne font que passer… Les institutions comme la CEDEAO doivent être pensées pour la durée. C’est pour cela qu’il faut prendre le temps de la réflexion dépassionnée avant de détruire une organisation parce qu’on est mécontent ou même désespéré de la manière dont elle est dirigée et des décisions qui sont prises pendant une période donnée de son histoire.»
Gilles YABI https://www.wathi.org/