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Côte d’Ivoire: Nous Concilier avec la Réconciliation

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Feu le président Félix Houphouët Boigny (Ph. fratmat.info)

«Il y a presque deux ans, je proposais cette contribution aux Ivoiriens en panne de réconciliation et de prospérité partagée, nonobstant un taux de croissance élevé,  incapable de réduire les inégalités et autres fragilités structurelles, parce qu’extravertie. Les élections locales du 13 octobre ont consacré ces fragilités structurelles et politiques sectaires et de peur. C’est le même constat au Burkina Faso, notre patrie commune. Une frappante similitude. Alors, je la propose à ta bienveillance et à la sagacité de vos lecteurs.»  Ce sont les mots qui ont accompagné cette tribune de Mamadou Djibo, Philosophe, que nous vous proposons.

 

Il s’agit, il faut l’avouer, d’une question primordiale de mémoire heureuse et du tissage solidaire des liens qui libèrent, ces liens de la concorde nationale des temps houphouëtistes. De réitération des chemins de la conciliation avec le mieux vivre au quotidien, je souligne. Puisque la réconciliation a été posée comme exigence consubstantielle du vivre ensemble, il apparaît qu’il nous faut passer de l’exigence posée à un ressenti individuel et collectif qui restaure le lien émotionnel, nos liens avec elle. Ce ressenti est le résultat ou à tout le moins, le condensé des nos vécus sociaux. La concorde nationale est dès lors l’allure générale de ce ressenti des uns et des autres. C’est de la sorte que les créateurs de richesses évaluent  la cohésion des nations, le capital d’estime des citoyens, les uns envers les autres, la compréhension et le sursaut d’âme pour surmonter les épreuves que le vivre ensemble leur impose. Dans un autre éditorial, nous avons déjà montré l’incontournable réquisit qu’est la réconciliation et comme seul Bien commun pour nous libérer nous-mêmes de nos schèmes de peur et de haine, de culture de détestation d’autrui, pour construire ensemble les richesses et, bien sûr, les partager ensuite. C’est un processus semblable à ce que la philosophe américaine Martha Nussbaum identifie comme ingrédient de la culture des émotions démocratiques. Pourquoi?

Parce que c’est le seul bien commun au sortir d’une souffrance, individuelle ou collective, advenue dans un corps social déterminé. Comme telle, la réconciliation est l’antidote efficace de la fatigue émotionnelle des citoyens, induite par les affres de la vie critique ante. Rappeler donc cette exigence morale, ce n’est, assurément pas, adopter la posture du rêveur idéaliste. Pas plus qu’il n’est avisé de mettre ce processus d’évidement des souffrances à la remorque mécanique des bienfaits de la création de la richesse. Puisque la création de la richesse peut bien être insuffisante. Même abondante, les inégalités sont aussi le témoin d’une autre souffrance ajoutée à celles induites par la vie critique ante. Il s’ensuit que la création de la richesse ne signifie point la prospérité pour tous.

Cela prend un effort de compréhension proximale des difficiles vivres, de solidarité envers les plus vulnérables et subséquemment, de partage solidaire. La sagesse nous enseigne qu’il n’existe de prospérité que partagée, de nation que soudée, solidaire et pleine de compassion pour les plus démunis.

Poser alors la réconciliation comme inaugurale d’une ère de prospérité partagée, c’est assurément, nous interpeller sur le raisonnable de nous concilier avec celle-ci comme moyen le plus sûr de nous tirer d’affaire, des difficultés advenues, d’entrevoir la fin du tunnel des ténèbres, du désespoir.

Lorsqu’on fait remonter cette souffrance ivoirienne contemporaine, par exemple, au temps de la succession générationnelle intervenue en 1993, c’est précisément mettre l’accent sur le geste constatatif de la perte de l’image protectrice et tutélaire du père et ce tourbillon des questions vitales soulevées par la peur du lendemain. D’autant déstabilisant comme moment de passage de témoin que le Père fondateur Houphouët-Boigny avait pris soin de tous les habitants sur cette terre, des sujets de préoccupation à tel point que ceux-ci avaient fini par considérer la politique comme domaine réservé, comme science de spécialistes et d’acteurs chevronnés. La fatigue émotionnelle ivoirienne est d’abord constituée par les inquiétudes des capacités cultivées de la succession générationnelle: Un rendez-vous gagnant ou un jet dans l’inconnu des destins individuel et collectif. La déréliction, disent les existentialistes ou l’aube nouvelle suivant les patriotes africains. Nous distinguons trois moments dans la frigorification des émotions ivoiriennes de la citoyenneté post 1993.

  1. La succession politique de 1993 a consacré la rupture des émotions ivoiriennes et vécus de la citoyenneté avec l’inoculation dans le corps social du principe de discrimination des origines des citoyens. La Côte d’Ivoire peine encore à en sortir malgré ou du fait d’avenues politiques empruntées, aveuglées par l’opportunisme et le rejet du courage politique. L’ivoirité, ce concept abscons-ignorante comparativement à la sénégalité senghorienne- est la figure de contre-pied venimeux de la conception, de la pratique et de la bienveillance républicaine du Père fondateur, le Président Houphouët-Boigny. Les dirigeants de la succession ont découvert le secret de la folie avec l’ivoirité.
  2. La deuxième figure fut le rendez-vous tronqué de l’avènement du pluralisme politique obtenu de haute lutte contre les réserves des Pères fondateurs qui fondaient leur vision de l’Etat-Nation sur l’architectonique «imprenable» d’un parti unique, parti-Etat. Ceux qui ont remporté cette bataille multipartite au nom de la refondation, ce deuxième avènement après l’Indépendance du pays, ont rebroussé chemin pour faire du choix démocratique, une rognure parce qu’exclusive, presque confessionnale avec la cardinalité d’antan comme instance arbitrale entre les candidats choisis suivant le dogme ivoiritaire et le lemme tribalo-régional.

Les promesses démocratiques furent dévoyées. En lieu et place de la république, les ripailles consacrèrent les noces de la dictature ivoiritaire. Les revendications des droits à la citoyenneté furent violentes avec l’exil et la rébellion révendicatoire de droits. Les conclaves se succédèrent sans que l’on découvre le secret du salut national jusqu’à l’Accord Politique de Ouagadougou, mené de main de maîtres, de bout en bout, par les trois acteurs que sont les Présidents (Burkinabè) Compaoré et (Ivoirien) Gbagbo et Soro. Mais depuis, les acteurs peinent encore à découvrir les chemins de leur propre conciliation avec les réquisits de la réconciliation. Ces réquisits sont pourtant les chemins des processus démocratiques et transparents. Les chemins de l’éducation, de l’égalité et du genre, de la solidarité intergénérationnelle, de la justice, de la prospérité partagée et du souci constant de la concorde nationale. Comment? Au moyen de la transmission du témoin transie par la transparence démocratique, la crédibilité et la liberté au sein des familles politiques qu’au niveau de l’expression de la volonté nationale. Les Britanniques viennent de l’administrer. Jamais par les réglages élitistes opérés par le leadership de prépondérance qui adoube la clientèle consacrant les options préférentielles plutôt que le choix démocratique. C’est le cas depuis l’avènement multipartite, hélas. Ici comme ailleurs sur le continent. Et aussi la panne du renouveau démocratique, citoyen et participatif.

  1. Dans une récente photographie instantanée des états de l’opinion nationale comme relais des états d’esprit, les Ivoiriens avec 58,1% estiment avoir une bonne opinion de la réconciliation contre 30,2% qui en ont une mauvaise opinion et les sans opinion 11,7%. Dans la même étude d’Ivoir Baromètre (qu’il nous soit permis de ne pas poser la question de la scientificité de cette étude ici mais d’y recourir comme modalité photographique. Les photos créent des émotions, analysons celles-ci, les Ivoiriens identifient les problèmes majeurs dans l’ordre suivant: Vie chère 62 ,9%; l’Emploi 54,7%; la sécurité 35,4%. L’on peut en déduire très clairement que le projet de vie bonne des citoyens et citoyennes se décline en l’amélioration sensible du pouvoir d’achat pour affranchir la quotidienneté rude de ces problèmes majeurs pour réitérer la promesse de la république: le vivre ensemble non plus comme invite univoque au rattachement heureux à l’ère houphouëtiste, mais comme prélude d’un agir intelligent individuel et collectif, des idées et des politiques publiques de partage de prospérité et de réconfort envers chaque citoyen pour acter l’appartenance forte à la Nation qui n’oublie personne. Sous Houphouët-Boigny, la république était bienveillante envers tous, les Ivoiriens, leurs invités et ceux qui habitaient la Côte d’Ivoire. Concilier les quotidiens du vivre ensemble, c’est nous concilier avec ces réquisits du quotidien, cultiver les émotions citoyennes, les valeurs de la république bienveillante de l’ère houphouëtiste, la tolérance et la démocratie. De tels actes quotidiens dénoteront pour tous que la réconciliation avec une ère heureuse ante 1993 est le rattachement à cette mémoire heureuse. Et subséquemment, la construction des artefacts suivant Fernand Braudel pour recycler les débris encore vivaces dans les vécus émotionnels de cette belle concorde nationale pour la prospérité. Pas par nostalgie des temps houphouëtistes enchantés. Mais assurément par le souci de survie collective qui transcende les calculs, les dérapages maîtrisés, les donations de postes comme de transmissions postales, les ordonnancements et désordonnancements ou des ajournements de la relève générationnelle, les habiles manœuvres qui échouent à désinvestir dans l’ivoirité dont la fille ainée fut la refondation (la rare fois où la lucidité intellectuelle du Président Mamadou Koulibaly ne fut pas prise à rebrousse-poils par ses propres contradictions). Toutes choses qui nous réconcilient avec la ruse de la raison politicienne avec son bellicisme sous-jacent, la volonté mauvaise et ses malices et qui nous éloignent des lieux propres de l’espoir et de la fraternité pour la république et la démocratie. Passer des temporalités politiques affadies aux congruences des temps générationnels et espérants.

Finalement, nous concilier avec la réconciliation, c’est sortir de l’enfermement de cette doloris post 1993, embrasser le mieux être et nous affranchir de la peur de l’ouverture démocratique, de l’accueil de la génération numérique avec ses passions d’émancipation, de la fin de la crainte d’autrui et de la culture du soupçon de la Génération panafricaniste, dense et montante. Irrépressiblement. Cultivons nos communs du mieux être (vie moins chère, emploi, prospérité partagée, fraternité et hospitalité) et réalisons nos connexions émotionnelles comme prélude à la concorde nationale. Alors nous affronterons, aguerris, l’incohérence et l’inconséquence du politique, dans ses calculs dérisoires, ses tactiques du court terme, sa panne de vision globale et d’engagement citoyen pour la renaissance de la république bienveillante. La domestication de nos communs revitalisera la réconciliation et nous réconciliera avec nos destins individuel et collectif. Sans nostalgie et sans consolation. Luttons pour cet avènement. Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, disait Victor Hugo.

Une tribune de Mamadou Djibo Baanè-Badikiranè, Philosophe

Martha C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste? Flammarion, distribution Nouveaux Horizons, Paris, 2012.

  1. Ivoir Baromètre. No.1. Juin 2016