« Cirage ! Cirage ! Monsieur, vous n’allez pas cirer vos chaussures ? ». Dans les rues de Tenkodogo (Centre-Est burkinabè), sillonne Kayaba Delma, 26 ans, à longueur de journée, à la recherche de quoi subvenir à ses besoins. Déplacé interne et handicapé moteur, il refuse de s’apitoyer sur sa situation. Mendier ! « Non jamais ! », réagit-il tout souriant. Il dit éviter cela depuis qu’il était à Sabtenga, une commune rurale à environ 12 km au Nord-Ouest de Tenkodogo, la cité de Naaba Zoungrana. Il a fui cette localité en 2023 avec une vingtaine de membres de sa famille, du fait des menaces et atrocités terroristes.
Longtemps à l’abri des attaques armées terroristes, le Burkina Faso est confronté depuis 2015 à une crise sécuritaire. Cette situation a contraint nombreuses personnes, comme Kayaba Delma, à fuir leurs localités pour trouver refuge dans d’autres zones à la recherche de plus de sécurité. Au 31 mars 2023, année du déplacement de Delma, le pays comptait 2,06 millions de personnes déplacées internes, selon le Secrétariat permanent du Conseil national de secours d’urgence et de réhabilitation (CONASUR).
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Harcelées par des groupes armés terroristes, elles ont laissé leurs biens derrière elles, dans la précipitation de leur fuite. Baluchons en tête, par la marche pour certaines et par le dernier véhicule pour d’autres, sauver sa vie, c’est ce qui compte le plus pour ces personnes face aux incursions « des hommes sans foi ni loi ». Après le calvaire du déplacement forcé, certaines d’entre elles, n’arrivent pas à joindre les deux bouts, dans les zones d’accueils. Vivant dans la précarité et ne sachant pas quoi faire, elles se lancent dans la mendicité. Mais d’autres telles que Kayaba Delma, malgré leur handicap, optent pour la résilience et la combativité. « Même si je vis avec un handicap, je ne mendierai jamais. Il faut que je garde ma dignité », soutient Kayaba Delma en langue nationale mooré. Cheveux crépus, vêtu d’une chemise, les colles relevées et d’un pantalon noir raccommodé par endroit, ce déplacé interne, nous le rencontrons le 13 septembre 2024 dans les rues de Tenkodogo, à 184 km de Ouagadougou.
Ce 13 septembre 2024 ! Comme tous les matins, Kayaba Delma, à l’aide de son vélo trois roues, fait escale devant le Kiosque à café face à la Résidence Wendyam, sur la route de Garango. Là, il y retrouve ses fidèles clients qui y prennent du café chaque matin. De par son travail bien fait, il se fait aussi de nouveaux clients. La plupart de ceux-ci sont de la capitale burkinabè et d’autres localités, de passage, en mission ou encore en visite.
Assis sur son coffre à outil, les jambes croisées, brosse dans une main, Kayaba Delma, à l’aide d’eau savonneuse, d’éponge et de gestes virevoltants, ôte toute trace de saleté sur les chaussures à lui confiées. Puis, il y applique avec maestria la pâte de cirage, avec des mouvements un peu rapides et circulaires pour redonner aux chaussures tout l’éclat qu’elles méritent.
Ces gestes, il les connait par cœur. Il les a appris dans le tas, et les applique depuis qu’il a trouvé refuge dans la ville de Tenkodogo. VIDEO !
Au Kiosque à café, autour des tables garnis de tasses de thé, café, kinkéliba et sandwiches par endroit, les causeries se font entendre. Chacun y va de son commentaire à l’endroit de Delma. Son travail, qu’il effectue avec habileté et admiration, est bien apprécié par ses clients qui ne disent que du bien de lui. Hippolyte Silga est un résident de Ouagadougou. Régulièrement de passage à Tenkodogo, il n’hésite pas à s’attacher des services de Kayaba Delma.
« A chaque fois que je suis de passage à Tenkodogo, je sais que chaque matin, il vient ici (Résidence Wendyam) pour cirer les chaussures. Je profite toujours lui donner les miens pour qu’il les rende propres », confie M. Silga assis à l’angle à côté du kiosque, sirotant son café. Il ne cache pas sa satisfaction après le service rendu par Delma. « J’apprécie vraiment son travail parce qu’il est professionnel. Chez certains, tu arrives, tu remets tes chaussures, ils se contentent de mettre l’huile dessus et frotter. Mais celui-là, il lave la chaussure avant de la cirer. Souvent, il fait des propositions de retouche lorsque la chaussure est usée. Vraiment, j’apprécie son courage », exprime-t-il.
« Le handicap n’est pas une raison pour mendier »
Pour lui, « le courage de ce jeune » handicapé moteur montre que « le handicap n’est pas une raison pour mendier ». « Il est une preuve qu’avec ses dix doigts, même quand on n’a pas de pieds, on peut réussir dans la vie », soutient Hippolyte Silga.
Kayaba Delma n’est pas le seul à se débrouiller avec ses dix doigts au détriment de la mendicité. Parmi les déplacés internes, on compte également des handicapés visuels. Nonobstant leur situation, mendier ne fait pas partie de leur choix de vie, comme le font même certaines personnes ne présentant aucun handicap. Grâce à des organisations comme l’Union nationale des associations burkinabè pour la promotion des aveugles et malvoyants (UN-ABPAM), ils apprennent des métiers qui leur évitent de tendre les mains dans les rues. VIDEO !
Selon le président de l’UN-ABPAM, Christophe Oulé, sa structure a accueilli au moins une dizaine d’adultes à Ouahigouya. « Six dormaient au siège de l’association et étaient un peu pris en charge au siège. Ils étaient aussi suivis par l’Action sociale. Les quatre autres étaient en ville et venaient solliciter l’appui au niveau de l’UN-ABPAM », déclare M. Oulé qui nous a reçu dans son bureau, dans le quartier Gounghin de Ouagadougou, fin septembre 2024. « Il y a 44 adultes (handicapés visuels) en gros qui ont été repérés au niveau de Kaya (Nord du Burkina Faso). Certains sont en train de retourner dans leur village parce que les choses se sont améliorées », confie-t-il.
Dimanche 15 décembre 2024 ! Nous quittons Ouagadougou pour rallier Arbollé, dans le Nord du Burkina Faso, long 80 km de distance. Cette commune s’apprête à accueillir le président du Faso, le capitaine Ibrahim Traoré. Il traversera, le lendemain 16 décembre, cette localité pour l’inauguration d’une usine de tomate à Yako. Sa venue imminente est annoncée par un ballet de véhicules de sécurité qui traversaient Arbollé à vive allure. Après nous être rincé les yeux comme la centaine de badauds alignés au bord du goudron, nous nous dirigeons vers le siège de l’Association Songuitaaba des Personnes Handicapées (ASPH), non loin du Centre de Santé et de Promotion Sociale (CSPS), où le premier responsable et des déplacés internes et membres du regroupement nous attendent.
Arrivés, nous sommes accueillis sous un arbre face au siège de l’association. Après l’eau de bienvenue, Bertrand Sawadogo, le président de l’ASPH, nous fait introduire dans la cour. D’autres membres de l’association nous suivent. L’un d’eux, Boureima Nana, est un déplacé interne. Tout comme Kayaba Delma, il vit aussi avec un handicap.
Du fait des craintes d’attaque terroriste, il a quitté son village du nom de Kaba, pour se réfugier à environ 12 km de là. Arbollé est la localité qui l’accueille après sa fuite. « Les terroristes sont venus nous dire de quitter le village. Et c’est après notre départ qu’ils ont attaqué la localité », se souvient M. Nana, le regard fixe et perdu dans ce passé douloureux. Avec une quarantaine d’autres personnes, Boureima Nana a marché sur des kilomètres avant d’avoir un véhicule qui l’a amené à Arbollé sur la route nationale N°2 à 110 km de Ouahigouya, chef-lieu de la région du Nord.
Là, il a eu l’aide de l’Action sociale et de l’Association Songuitaaba des Personnes Handicapées (ASPH). Il a bénéficié des formations en soudure et menuiserie. « Si j’avais les moyens, j’allais faire mon atelier et me débrouiller avec. Mais vous-mêmes, vous voyez ! C’est compliqué. J’ai acquis des connaissances avec ces formations, mais je ne peux pas l’appliquer par faute de moyens », déplore M. Nana s’exprimant en langue nationale mooré.
Pour ne pas rester à se tourner les pouces et compter sur des dons, Boureima Nana fait du jardinage avec d’autres personnes vivant avec un handicap dans la ferme de l’ASPH.
VIDEO-Au moins une dizaine de déplacés internes vivant avec un handicap à Arbollé
Cette association, dirigée par une personne vivant avec un handicap, fait de son mieux pour encadrer et donner de l’espoir à cette catégorie sociale de Burkinabè. C’est le cas pour Bangba Ouédraogo qui est membre de l’ASPH depuis plus de trois ans maintenant. Il témoigne de l’importance d’une telle structure pour elles, personnes vivant avec un handicap. « Grâce à l’association, j’ai fait des formations en l’élevage ainsi qu’en tissage et les connaissances acquises m’aident beaucoup aujourd’hui », se réjouit-il, soulignant que c’est en étant dans cette organisation qu’il a eu son vélo qui lui facilite le déplacement pour ses différentes courses.
Hippolyte Silga, le client de Kayaba Delma, lance un appel à l’endroit des bras valides qui mendient dans les rues. Il les invite à trouver de quoi faire avec leurs dix doigts. « Il y a beaucoup de métiers qu’ils peuvent faire et éviter les rues. Car dans la rue, il n’y a pas d’avenir », conseille-t-il. Par ailleurs, il exhorte les bonnes volontés à soutenir les personnes vivant avec un handicap et qui se débrouillent pour subvenir à leurs besoins. « Se promener pour vendre ou cirer des chaussures, c’est bien. Mais ça présente également des dangers pour eux. Si on pouvait les aider à avoir un endroit pour s’installer, pour encore mieux développer leurs activités, ça pourrait leur permettre d’engranger beaucoup plus de profits et dans la sécurité, que de le faire dans la rue », soutient-il.
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Les personnes vivant avec un handicap sont le plus souvent confrontées à toutes sortes de difficultés et de discrimination dans leur communauté. Avec les déplacements forcés de celles-ci, elles subissent impuissamment une double peine. Elles ont donc besoin d’un soutien spécifique pour leur intégration et participation dans la vie communautaire.
C’est ainsi que le gouvernement burkinabè, à travers son ministère en charge de l’Action humanitaire, et des Organisation non-gouvernementale (ONG) apportent leur soutien à ces personnes en particulier et aux personnes déplacées internes en général. Malheureusement, des individus travaillant au sein de ces institutions, ne voyant que leurs propres intérêts et ne se souciant pas de la souffrance de celles-ci, détournent ce qui leur revenait de droit.
Le mardi 24 décembre, veille de Noël, la justice burkinabè condamnait quatre personnes, pour avoir soustrait plus de trois milliards F CFA dans les fonds réservés aux personnes déplacées internes. Ces détourneurs de fonds qui reconnaissent leurs faits, ont demandé, devant le tribunal, pardon à ceux à qui était destiné l’argent soutiré.
Par Daouda ZONGO