Ceci est une chronique de Michel Rogalski, Directeur de la revue Recherches internationales, réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
« La guerre est revenue en Europe. Tous ceux nés au lendemain de la seconde guerre mondiale pensaient ne jamais la revoir sur notre continent, tant s’était installée l’idée qu’elle était désormais réservée aux contrées exotiques, comme au temps de la guerre froide. Les bombardements de l’Otan sur la Serbie, déjà digérés et mis au compte d’une désintégration malheureuse d’un pays multi-ethnique, n’étaient qu’un lointain souvenir. Non seulement la guerre est de retour, mais nul ne peut prévoir sa durée, son extension et l’importance des dégâts physiques et humains qu’elle occasionnera.
On a cru que le siècle avait commencé avec le 11 septembre 2001 et s’était construit autour de la «lutte mondiale contre le terrorisme» prônée par Bush Junior et à laquelle nous étions sommés de nous rallier. Jusqu’à ce que le piteux retrait d’Afghanistan, puis l’annonce de la fin de l’opération Barkhane viennent nous signifier que le temps des expéditions guerrières en pays lointains destinées à remodeler le monde, imposer la démocratie et reconstruire des États sonnent la fin de la partie.
Car c’est de tout autre chose dont il s’agit en Ukraine. La Russie envahit un pays limitrophe sous des prétextes fallacieux de conflit de voisinage habillés sous un récit historique irréel et dont les moyens employés pour le résoudre apparaissent à l’évidence comme contre-productifs et disproportionnés.
Il s’agirait, à en croire Moscou, d’une volonté de neutraliser l’Ukraine, de la désarmer et de la dénazifier et en outre de protéger des populations russophones d’une menace de génocide. C’est en réalité une guerre menée à l’Otan, bien décidée à ne pas intervenir, l’ayant fait savoir et donnant de fait une autorisation implicite à l’intervention, et préparant les pires conditions de sa réalisation. Car depuis plus d’un an les livraisons d’armes efficaces – missiles Javelin antichars, Stinger anti-aériens, drones turcs Bayraktar – se multiplient ainsi que des déploiement de troupes dans les pays de l’Otan limitrophes. Tout a été mis en œuvre pour que cette expédition tourne au fiasco et affaiblisse durablement l’agresseur. Il appartiendra aux historiens de définir le contexte qui a pu pousser Poutine à s’engager dans cette aventure, mais le cadre sécuritaire tel qu’il se développait depuis des années pouvait à juste titre l’inquiéter, notamment l’extension de l’Otan par vagues successives au pays de son voisinage proche et l’éventualité d’y inclure l’Ukraine dont la Constitution avait été modifiée à cet effet dès 2019. Mesures qui aux yeux des Russes ne pouvaient que saper la sécurité mutuelle. Le Président Macron qui s’entretient régulièrement avec Poutine déclare que «L’objectif géopolitique de la Russie aujourd’hui n’est clairement pas l’Ukraine, mais de clarifier les règles de cohabitation avec l’OTAN et l’UE» et d’ajouter qu’il n’y aura pas «de sécurité pour l’Europe s’il n’y a pas de sécurité pour la Russie». À cela s’ajoute des causes plus lointaines quant à la façon dont le démantèlement de l’Union soviétique s’est opéré, à coups de prédation et d’humiliation, jamais digérés. Mais ces recherches de causes ne peuvent en aucun cas justifier l’ampleur des moyens guerriers déployés et des crimes de guerre commis.
Trois semaines après le début de l’invasion, le bilan est catastrophique pour la Russie. Il est difficile de dire avant que la paix ne soit revenue si les objectifs de Poutine sont atteints puisqu’ils n’ont jamais été définis avec précision.
Mais on peut en définir des contours possibles selon la réalité militaire qui se dégagera sur le terrain. Au maximum, la Russie impose une fédération en signant des «pactes d’amitié» avec des régimes fantoches d’Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie et de Géorgie, dessaisis de souveraineté en matière de défense et d’alliance, soit une interdiction d’adhérer à l’Otan ou à l’Union européenne. Objectif peut crédible, car supposant une guerre longue et victorieuse que la Russie ne semble pouvoir supporter. On peut imaginer une position de repli autour d’un changement de régime acceptant des conditions sécuritaires assorties de gains territoriaux (bordure de la mer noire, statut du Donbass). Ou encore un régime maintenu et acceptant une forme de neutralité. L’armée ukrainienne ne pourra pas résister des mois à la force de feu russe. Puis il faudra négocier le retrait en bon ordre des troupes d’occupation. Il est peu probable que les Russes ne laissent pas sur place des troupes et des bases militaires.
Quel que soit la suite des événements, le bilan est déjà catastrophique pour l’Ukraine en terme de destructions et de vie humaines. Il faudra des années et beaucoup de solidarité pour reconstruire. Côté russe, les pertes sont considérables, 10 000 selon l’Otan, 14 000 selon Zelensky, ce qui en trois semaines est considérable et témoigne d’une résistance acharnée. Mais le coût diplomatique et économique est sans commune mesure. À défaut d’une victoire éclair rapide, ces coûts s’accumulent.
Sur le plan diplomatique, la Russie se trouve isolée et propulsée au statut d’État-voyou et se verra imposer des années de purgatoire avant de regagner la «communauté internationale». Cela ne peut qu’alimenter le projet du type «Sommet pour la démocratie» réunis par les États-Unis et rassemblant 110 pays en décembre dernier, déjà envisagé par Bill Clinton, et dont l’objectif constituerait de fait une ONU bis, entre gens raisonnables. L’union européenne divisée sur de nombreuses questions a su faire front commun de façon unanime et prendre des sanctions dont l’efficacité reste à voir mais qui de fait exclut la Russie des grands mécanismes de la mondialisation.
Cette guerre a fait apparaître la complexité de l’interdépendance économique et technologique qui s’est construite à bas bruit depuis plusieurs décennies et révèle brutalement que tout flux peut également être une arme. L’UE a pris conscience qu’elle avait construite sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie à un degré tel qu’elle ne peut pas prendre des sanctions dans ce domaine et devra attendre des années avant de pouvoir s’autonomiser. Elle a par contre gagné en attractivité mais se trouve dans l’incapacité de répondre positivement aux demandes, tant les procédures d’adhésion sont lourdes, longues et compliquées. La Russie paiera très fort les mesures économique, financières et technologiques prises à son encontre et mettra des années avant de les surmonter et de s’y adapter. Surtout, elle devra se jeter, affaiblie dans les bras de la Chine qui n’attend que cela et qui ne lui a, jusqu’à présent, accordé qu’un soutien timide, et pourra à défaut de jouer le rôle de négociateur ou d’arbitre être en capacité d’exercer un pouvoir d’influence.
Sur le plan sécuritaire, la situation semble encore pire pour la Russie. Son intervention a resserré les membres de l’Alliance atlantique et encouragé son élargissement. La Suède et la Finlande veulent la rejoindre. L’Allemagne annonce vouloir doubler son budget militaire. Bref, tous les indicateurs d’une relance de la militarisation sont au vert, évidemment au pire moment pour la Russie qui s’essoufflera.
La Russie devrait méditer les leçons de tous ces États autoritaires qui se sont lancés dans des aventures extérieures. Cela a souvent mal tourné pour eux. La Révolution des œillets au Portugal est née de l’échec de l’aventure coloniale. Les généraux argentins ont chuté sur la défaite des Malouines. Les colonels grecs d’avoir voulu guerroyer avec les Turcs. Milosevic est tombé quand ses généraux sont revenus d’un Kosovo qu’ils avaient dû abandonner. Le retour des troupes russes au pays pourrait provoquer un séisme politique en Russie.
Cette guerre générera un monde plus surarmé et plus instable. Elle doit vite cesser. Plus elle durera plus les conséquences en seront lourdes. Il faut donc l’arrêter au plus vite. Mais dès à présent elle a marqué le siècle qui s’annonce. Il est assez clair que l’Europe et la Russie en seront les grands perdants et le paieront par un effacement relatif de la scène mondiale. Les protagonistes lointains, la Chine et les États-Unis échapperont à ses conséquences.
Alors, les choses sérieuses pourront commencer. Les États-Unis et la Chine s’imposeront comme pôles principaux de la planète écartant tout autre candidat sérieux. Ils leur appartiendra de choisir leur mode relationnel: un condominium partagé des affaires du monde, comme cela s’était esquissé dans la première décennie du siècle, ou l’affrontement dont la montée aux extrêmes à l’ère nucléaire ne laisse que le choix de mourir en premier ou en second. Mais une certitude s’impose, le XXIème siècle a vraiment commencé. »