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Ethiopie: de l’ouverture en 2018 à la crise politique et militaire en 2020

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En Ethiopie, le conflit politique a tourné en guerre civile (Ph. illustration-france24.com)

En peu de temps, l’Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé du continent africain, est passée de l’espoir de sortir d’un régime autoritaire au printemps 2018 à une grave crise identitaire et politique fin 2019. Le printemps 2018 a été marqué par trois événements importants dans la Corne de l’Afrique: la démission du Premier ministre Hailemariam Dessalent (1), la réconciliation entre l’Éthiopie et l’Érythrée et une rencontre (2) entre les présidents Djiboutien Ismaël Omar Guelle et Erythréen Issaias Afworki.

Les événements sociopolitiques de ces trois dernières décennies permettent en partie de comprendre la situation sociopolitique actuelle. En effet depuis la fin du régime communiste du président Mengistu Hailé Mariam en 1991, le pays est gouverné par une coalition, le Front Révolutionnaire Démocratique du Peuple Ethiopien (PRDF-3), créé en 1989. Le principal chef de ce front est Mêlez Zenawi (4), leader du Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT), qui a préparé, avant de vaincre militairement le gouvernement communiste, une gouvernance basée sur le fait ethnique ou plutôt sur l’affirmation identitaire des peuples de ce pays.

Ainsi, des fronts ethniques ont été créés à l’image du Front de Libération du Peuple du Tigré, créé en 1975. La coalition a a gouverné par la violence d’une minorité, la violation des droits de l’homme, des libertés, proclamée dans la constitution (5) de 1994 et la répression de l’opposition et des acteurs sociaux tels que les syndicalistes. Avec cette constitution, l’Éthiopie est un État ethno-fédéral, qui a créé une organisation territoriale basée sur des régions ethnolinguistiques avec une certaine autonomie, mais mal délimitées. La coalition et en particulier le FLLPT n’a jamais imaginé perdre le pouvoir central.

 De l’appropriation du pouvoir central…

Cette coalition et la nouvelle organisation étaient une stratégie politique d’un groupe minoritaire, les Tigréens, environ 6% d’une population de plus de 100 millions d’habitants. Il ne pouvait pas gouverner le pays sans l’implication des différents peuples du pays, même superficielle, car le pouvoir central était arrêté par les représentants de cette minorité. Déjà en 2010, cette coalition, traversée par l’opposition interne, n’a pas vu la résurgence des protestations sociales, qui ont acquis une dimension inattendue chez les jeunes, les adultes, les paysans, notamment des Oromos. Mais ils ne sont pas les seuls, les Issas y les Afars s’affrontent sur la délimitation de leur région. L’usage de la force par les leaders et les manifestants a renforcé leurs revendications politiques et sociales. En 2016, d’autres groupes ethniques tels que les Amhara se sont joints à ces manifestations.

Pour la première fois dans l’histoire du pays, un Premier ministre démissionne en avril 2018, justifiant que sa démission était inévitable pour permettre aux réformes qui établiront une paix et une démocratie durables d’avoir lieu. Il est remplacé par un chef oromo de la coalition au pouvoir, Abiy Ahmed Ali (6). Le premier discours de ce dernier, qu’on peut considérer comme des points de son programme, au Conseil des Représentants du Peuple (la chambre basse) a porté sur des questions importantes : la paix définitive avec l’Érythrée voisine – il a rencontré le président Erythréen à Asmara -,  la libéralisation des prisonniers politiques, des journalistes, étudiants et un message aux exilés.es politiques et à la diaspora éthiopienne.

Il est allé aux Etats-Unis pour une rencontre avec la diaspora. Ce sont des gestes qui lui ont donné une image positive dans l’opinion nationale et internationale. Les dirigeants nationalistes oromo exilés sont rentrés au pays comme Jawar Siraj Mohamed (7), résident aux Etats-Unis. Cependant, quelques mois après son investiture, il a été victime d’une tentative d’attentat. L’un des points de sa réforme est la lutte contre la corruption dont le pays a souffert et souffre. Les dirigeants politiques de la région de Tigré se sont sentis visés par les enquêtes anti-corruption du gouvernement. Ces derniers ont pris cette lutte comme une politique d’exclusion des hauts fonctionnaires d’origine tigréenne.

Abiy Ahmed a hérité d’un pays plongé dans deux types de crise: identitaire, territoriale avec violence intercommunautaire et socio-économique (8). Depuis le début, son gouvernement a dû faire face et gérer ces crises, mais aussi celle de Covid-19. Pour renouveler la coalition au pouvoir, il a créé un nouveau parti, le Parti de la prospérité. En réalité, c’était plus un moyen d’établir son contrôle politique. Mais le LPT n’a pas rejoint ce parti. Le parlement national a voté une loi en mai pour prolonger la législature actuelle au-delà d’octobre et sans date d’élections législatives et régionales pour des raisons sanitaires. Pendant ce temps, les révoltes populaires contre sa politique se poursuivaient. Le leader nationaliste oromo, Jhawar Miraj Mohammed, est devenu son principal opposant. Il soutient les manifestations des Oromo. Il a été arrêté, ce qui a déclenché de nouvelles émeutes à Oromia et Addis-Abeba. La politique d’ouverture de dialogue et les réformes sociopolitiques lui ont valu une certaine reconnaissance de la part d’une grande partie de la population et de la communauté internationale n’ont duré peu de temps.

… à l’affirmation régionaliste par la force militaire

Mais la plus grave crise est l’opposition politique entre les dirigeants de la région de Tigré et le gouvernement central porte sur diverses questions, et en particulier l’organisation d’élections générales (9) et régionales. Les parlementaires tigréens se sont opposés à la prolongation de la législature en considérant illégitimes le Premier ministre et son gouvernement. Il faut rappeler qu’Abiy Ahmed Ali terminait le mandat de son prédécesseur. Marquant leur opposition, les autorités régionales ont décidé d’organiser les élections dans leur région en septembre. Mutuellement les deux gouvernements et leurs principaux dirigeants se considèrent illégitimes. Le gouvernement régional du Tigré est dirigé par Debretsion Gebremichael (10) depuis 2017. En 2012 il est nommé ministre des Communications et des Technologies de l’information et quelques mois après il est nommé vice-Premier ministre des Finances et des Affaires Economiques.

Face à la position intransigeante du gouvernement tigréen, le gouvernement central n’a pris aucune mesure pour empêcher le non-respect du légal et constitutionnel. Il a adopté d’autres mesures, interdisant la couverture du vote le 9 septembre dernier par la presse nationale et internationale et a coupé la connexion à Internet et certains financements gouvernementaux comme pression. Au niveau régional, il n’y a pas eu de défi politique aux élections, car depuis 1991 le FLPT domine l’espace politique régional, il a remporté à plus de 90% des voix. C’est une région riche, favorisée par les projets de développement du gouvernement central, contrôlé par d’anciens rebelles tigréens de 1991 à 2018. Cependant, cette année avec les tensions intracommunautaires sur fond de terre (Oromo, Issa, Afar, l’apparition d’une nouvelle région le Sidama après un référendum en novembre 2019…), celles entre cette région et le gouvernement central, il y a une nouveauté dans l’offre politique des partis et des candidats.es.

Pour la première fois, un groupe politique qui appelle à l’indépendance du Tigré, le Parti pour l’Indépendance du Tigré, participe à ces élections. Le slogan politique sur l’indépendance de la région illustre la profonde division entre un nationalisme régional, qui s’est renforcé depuis 2 ans et le pouvoir central. Toute proportion gardée, cette situation rappelle le temps des Princes forts, qui faisaient la guerre à l’empereur, lequel détenait un pouvoir faible. Cela montre une nouvelle révolte de l’ancien centre de la vie politique et religieuse de l’Abyssinie et de l’Éthiopie contre le pouvoir central.

Des accusations verbales et des gestes, les deux parties sont passées à l’action militaire. Selon un message télévisé du Premier ministre, des bases militaires de l’armée fédérale situées dans deux villes de cette région ont été attaquées. On accuse le Front de Libération Nationale du Tigré d’être l’auteur. Ce front est marqué par son idéologie de lutte contre le centre depuis sa création, mais aussi une culture politique dont la domination est un facteur important dans son programme politique. Le FLTP n’est pas seulement un parti politique, il a gardé son esprit de rébellion, d’armée en réserve. Par son histoire ancienne et récente, c’est une région fortement militarisée. Par ailleurs une partie importante de l’armée nationale et du matériel militaire y sont concentrés depuis la guerre contre l’Érythrée.

En 2020, l’opposition est le rejet du jeu politique et la perte de contrôle d’un groupe minoritaire centraliste sur la politique, la gouvernance et les ressources du pays.

Bahdon Abdillahi Mohamed, doctorant en sociologie de l’éducation

Notes

  1. C’est ingénieur civil de formation. Sa vie politique a commencé par un rapprochement avec la coalition au pouvoir, le Front Révolutionnaire Démocratique du Peuple Ethiopien (FDRPE) au début de 2000. De 2001 à 2006, il a été président du Parti des Nations, Nationalités et Région populaire du Sud. (NSNRP). Il a été nommé vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères en 2010. Et à la mort de Meles Zenia en 2012, il a été nommé Premier ministre.
  2. Il y a un conflit frontalier entre les deux pays. Remettant en cause l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, le gouvernement de l’Érythrée revendique une zone frontalière du territoire djiboutien qu’elle occupe depuis 2008. Et malgré les différentes médiations, aucune délimitation n’est encore signée entre les deux pays.
  3. Ce front est un regroupement de fronts ethniques régionaux, et dirigé par le Front pour la Libération du Peuple du Tigre. C’est à l’initiative de son chef Meles Zenia qu’il a été imposé à certains représentés d’autres groupes. La loi du vainqueur s’est imposée sur la nouvelle organisation politique du pays.
  4. Meles Zenia est un ancien étudiant en médecine à l’Université d’Adduis Abba. Il avait pris part dans les manifestations estudiantines contre le régime communiste du Lieutenant-Colonel Mengistu Hailé Mariam. De retour dans sa région d’origine, le Tigré, il est l’un des cofondateurs du Fronte Populaire de Liberation du Tigré(FPLT), d’orientation marxiste-leniniste, proche des positions du Parti du Travail d’Albania.
  5. Cette constitution reconnaît le droit d’une région de demander sa séparation de la fédération. L’Érythrée a obtenu son indépendance en 1993, sous les auspices des Nations Unies. Mais il y a un refus du gouvernement central sur la demande de la région Somalie où il y a eu et existe encore des rebelles qui revendiquent la séparation de l’Ethiopie. C’est la seule constitution africaine à reconnaitre le droit à une région de se séparer du territoire.
  6. C’est un militaire de haut rang, lieutenant-colonel. Il a participé à la guerre 1998-2000 contre l’Érythrée. Il a servi comme cas Bleu au Rwanda après le génocide. Il a été formé aux États-Unis et au Royaume-Uni. Il a été agent du service de renseignement et ministre des Sciences et Technologies du gouvernement de son prédécesseur.
  7. Après ses études secondaires en Ethiopie, Jhawar Miraj Mohammed entreprend des études aux Singapour et puis aux Etats-Unis en 2009 en Science Politique à l’Université de Stanford et de Droits humains à l’université de Columbia en 2012. Au cours de ses études à l’étranger il a construit son identité oromo et c’est tout naturellement qu’il a créé en 2006 l’Association Internationale de la Jeunesse Oromo (AIJO). Cette organisation fut un moyen pour critiquer le Front de Libération d’Oromo et dénoncer auprès des organisations internationales la violence et les assassinats des Oromo en Ethiopie. Il a soutenu les manifestations des Oromo par Oromia Media Network (OMN) qu’il a créé et émettant depuis les Etats-Unis. C’est en août 2018 qu’il retourne en Ethiopie comme un libérateur attendu par des milliers d’Oromo.
  8. Selon les institutions financières, la croissance économique du pays depuis une décennie n’a pas permis une distribution, elle n’a pas créé d’emplois pour des millions de jeunes, la pauvreté n’a pas beaucoup diminué et plus de 2 millions de citoyens ont souffert et souffrent de famines et de sécheresse tous les deux à trois ans.
  9. Avec un processus électoral pluraliste, lancé en 1992, la coalition au pouvoir depuis 1991 a remporté largement et frauduleusement les élections générales et régionales. Les élections ne représentaient pas un changement politique en 1992, elles étaient un moyen de satisfaire l’opinion de leurs alliés occidentaux. D’ailleurs, selon certains africanistes, c’est sous la pression de ces derniers que les ex rebelles ont accepté d’organiser des élections. Ce n’étaient pas des élections libres et transparentes. L’opposition et les organisations de la société civile ont toujours dénoncé les fraudes et la violence du pouvoir central avant et après la proclamation des résultats.
  10. Il a occupé des postes stratégiques dans l’administration fédérale à l’époque où dominait le FLPT la coalition au pouvoir ; il a été directeur de l’Agence Ethiopienne de Développement de l’Information et de la Communication.