Emmanuel Argo, l’auteur du concept de NégroÉvolution, président du réseau Africa Mundus, membre de Chatham House, Royaume-Uni, dans cet écrit rend un vibrant hommage à Kofi Annan, l’ancien secrétaire général de l’ONU décédé il y a quelques jours.
Nègre créole né d’Afro-descendants issus d’esclaves déportés aux Caraïbes françaises, j’ai rencontré pour la première fois Kofi Annan à Londres en 2005. C’était à l’occasion du Sommet du G8 qui devait se tenir à Gleneagles, en Angleterre, alors que le premier Ministre britannique Tony Blair avait mis la question africaine à l’ordre du jour en créant the Commission for Africa – la Commission pour l’Afrique. Cette initiative s’appuyait sur le programme intitulé Global Compact créé par Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations unies, premier nègre (comme d’aucuns l’ont pensé ou dit, avec stupéfaction, à l’époque) à occuper ce poste de coordination des nations du monde dans la plus haute institution internationale.
Pour la petite histoire, il faut savoir qu’en France, à une tout autre échelle et bien auparavant, Gaston Monnerville, petit-fils d’esclaves né en Guyane française, colonie qui hébergea longtemps des bagnards, aurait pu occuper lui aussi une fonction suprême. Devenu Président du Sénat élu par ses pairs, Gaston Monnerville était le deuxième personnage de l’État selon la Constitution française, en droit d’occuper le poste de Président de la République française si ce dernier était empêché ou si le poste venait à être vacant. Mais le général de Gaulle, chef de l’État, en tacticien de métier, ne pouvait faire ce que les Français auraient considéré dans leur quasi-unanimité comme indigne du pays gaulois, eux si prompts à qualifier de « républiques bananières » les pays dirigés par des nègres. Aussi, conforté par les billevesées des couches populaires et de l’intelligentsia, De Gaulle décida de dissoudre le Sénat.
En créant Global Compact, Kofi Annan a permis d’inclure des diasporants de la société civile des régions africaines dans des processus de décision relatifs au développement des Afriques.
C’est après le passage du cyclone Katrina, qui a dévasté la Nouvelle-Orléans, que je l’ai revu à Washington DC. Le maire afro-américain de la Nouvelle-Orléans, Ray Nagin, y avait organisé une réunion de solidarité. Hillary Clinton, le sénateur de l’Illinois Barack Obama, Melvin Foote, président de Constituency for Africa et moi-même, alors représentant de la diaspora noire en Europe, étions venus témoigner notre solidarité aux victimes de cette catastrophe qui venait de frapper en toute première ligne l’une des communautés afro-américaines les plus démunies.
C’est toujours au titre de représentant de la diaspora africaine qu’en 2006, à l’occasion d’un nouveau G8 organisé en Russie, alors que je portais des recommandations relatives aux taxes exorbitantes prélevées par l’industrie des transferts d’argent et à leur monopole, je l’ai rencontré pour la troisième fois. À Saint- Pétersbourg, je me suis adressé au doyen Kofi, toujours aussi élégant, naturellement courtois, placide mais très à l’écoute, pour lui parler de l’évolution de mes travaux concernant les rémittences. Sans protocole et très cordialement, il m’a résolument encouragé à étendre mes réflexions et propositions à l’ensemble du monde – donc au-delà de la sphère africaine – et m’a invité à New-York pour participer à une réunion sur le poids économique des rémittences.
Suivant ses conseils, j’ai étendu mes travaux à l’ensemble des migrants originaires de pays du monde entier et, pour ce faire, j’ai créé le néologisme international Remitt@nces qui s’écrit dans toutes les langues. Soutenu par le prix Nobel de la paix Lech Walesa qui m’a fait l’honneur de préfacer le livre, j’ai écrit Main basse sur l’argent des pauvres. Merci aux Remitt@nces, que l’OIM – Organisation Internationale pour la Migration, organe des Nations Unies – n’a pas manqué de soutenir.
Toujours en 2006, inspirée par Kofi Annan, l’AGRA (Alliance pour une révolution verte en Afrique) a vu le jour bien avant les accords de Paris sur le climat en 2015, communément évoqués sous le sigle « COP 21 », en vue d’améliorer la productivité des petites exploitations agricoles tout en protégeant notamment l’environnement naturel africain. Le secrétaire général Annan a ainsi mobilisé des partenaires comme la Fondation Gates, ainsi que d’importantes institutions internationales, pour contribuer au fonctionnement de l’AGRA.
En créant Global Compact, Kofi Annan a mis en exergue le rôle non négligeable des diasporas dans le développement économique de régions africaines. Je peux dire qu’il a également promu l’émergence de la 6e Région africaine reconnue par l’Union africaine, qui englobe les diasporas et les Afro-descendants répartis à travers le monde – sixième région que, depuis 2007, j’appelle dans sa globalité l’Africa Mundus. Il savait que dans un avenir proche, l’ensemble de ces régions et leurs États intra- et extra-continentaux, qui dénombreront près de 2 milliards d’individus à l’horizon 2035, joueraient un rôle incontournable dans l’économie mondiale.
Dans la continuité des actions de son ancien secrétaire général, Kofi Annan, les Nations unies, en proclamant le programme intitulé Décennie des personnes d’ascendance africaine – 2015-2024 –, promeuvent les droits des peuples originaires d’Afrique et reconnaissent, contre d’opiniâtres préjugés, leur participation à l’enrichissement des nations.
Ainsi, le peuple Gullah, une communauté nègre d’Afro-Américains vivant depuis le XVIIe siècle dans des régions isolées de Caroline du Sud et de Géorgie, deux États nord-américains, représente une entité économique et sociale originale et dynamique. Cette reconnaissance vient renforcer le Global Compact de Kofi Annan, qui prend en compte des réalités susceptibles de favoriser des partenariats dans un pays comme les USA où assistance, compassion, altruisme et solidarité ne sont guère de mise.
Dans le nuancier des couleurs africaines et afro-descendantes qui trop souvent encore détermine le degré de la réussite personnelle, Kofi Annan, en dépit de sa couleur de peau non équivoque, a dignement et pragmatiquement exercé ses fonctions. Compétent et habile, il a su vaincre l’adversité et convaincre. Depuis la disparition de Nelson Mandela, il était à la tête des « Elders » – les Aînés –, groupe de sages constitué notamment de Graça Machel, Mary Robinson, Jimmy Carter, et des prix Nobel de la paix Marti Ahtisaari et Desmond Tutu.
Ces sages tracent une voie courageuse pour les jeunes générations, desquelles émergeront, dans l’Africa Mundus, des leaders qui poursuivront, en les faisant évoluer, les actions entreprises par leurs aînés. S’inspirant de la phrase de Kofi Annan prononcée à l’Assemblée générale de l’ONU le 24 Septembre 2001 (« La seule voie qui offre quelque espoir d’un avenir meilleur pour toute l’humanité est celle de la coopération et du partenariat »), ils devront faire preuve d’opiniâtreté, de solidarité, de respect d’autrui et d’altruisme pour bâtir un monde plus juste et plus pacifique. Xénophile, et luttant avant tout pour une évolution des conditions de vie en Afrique et ailleurs, Kofi Annan m’aura plus que quiconque permis d’élaborer le concept de NégroÉvolution, aux fins d’illustrer le tournant économique et social que les régions africaines prennent actuellement, et que tout humanisme progressiste doit prendre au sérieux afin que désormais elles entrent pleinement dans ce qu’il est convenu d’appeler le concert des nations, en tant que partenaires, et non plus en tant que cibles dévastées de multiples pillages.