La langue est un instrument de domination qui peut participer à la déconstruction de l’identité d’un peuple colonisé tout en lui façonnant une nouvelle, stratégiquement empreinte de l’idéologie du peuple colonisateur. Une lecture brutaliste de la cohabitation de la langue française et des langues africaines dans les pays francophones d’Afrique fait état, de nos jours encore, d’innombrables injustices linguistiques. Au nombre de celles-ci, on peut citer la glottophobie, qui est désormais sanctionnée en France depuis l’adoption, en 26 novembre 2020, de la loi « contre les discriminations fondées sur l’accent ». Quel est ce phénomène présent dans l’espace public, mais encore mal connu ?
La glottophobie est une forme de discrimination basée sur les éléments et traits linguistiques propres à un individu ou une communauté. Ces éléments et traits, qui renseignent souvent sur l’origine, peuvent être l’accent, le vocabulaire ou encore l’anthroponyme. Utilisé entre autres comme emprunt linguistique en situation de contact de langues, le vocabulaire sert, par exemple, à exprimer ou à désigner des réalités qui n’existent ni dans l’une ni dans l’autre langue, en raison, très souvent, de la nécessité qui se fait ressentir. On peut dès lors s’interroger sur le bien-fondé de certains éditeurs de dictionnaires hexagonaux à omettre une certaine catégorie de mots issus de la francophonie.
« La langue française n’est plus seulement française. La francophonie n’est pas une, elle a depuis bien longtemps échappé à la France ». Ces propos factuels d’Emmanuel Macron ont été tenus à l’Université de Ouagadougou le 28 novembre 2017 lors d’un séjour officiel. Des stratégies mises en évidence dans ce discours, l’une des plus ambitieuses aura été celle d’envisager de faire de la langue française une langue africaine. Cette entreprise est visiblement amorcée depuis le 16 mars 2021 avec le lancement du dictionnaire numérique collaboratif : « Dictionnaire des francophones ». Pourtant, si « aucun discours [ne devrait] enfermer le français dans une langue morte », selon le président français, force est constater que les langues françaises d’Afrique ne sont pas toujours équitablement et significativement valorisées. Un exemple patent, le concours « Dis-moi dix mots », lors de la Semaine de la langue française et de la francophonie, organisé au mois de mars de chaque année par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF). Rendu à sa 18e édition en 2021, ce concours n’a jamais proposé de mots d’origine africaine sur les 180 qu’il a suggérés aux francophones du monde depuis son existence. Est-ce à dire qu’il n’existe pas de mots français d’origine africaine ? Cet état des choses pourrait expliquer pourquoi les mots d’origine africaine sont très peu pris en compte par Le Petit Larousse illustré et Le Petit Robert.
Les éditeurs Le Robert et Larousse ont respectivement rendu disponibles, en librairie, leurs dictionnaires édition 2022 le 12 mai et le 19 mai 2021. L’origine géographique des nouvelles unités lexicales et sémantiques est assez frappante. L’Afrique subsaharienne est sous-représentée, et les mots retenus sont plus que problématiques. Pour cette édition, Le Petit Larousse illustré compte 3 mots venus d’Afrique subsaharienne (s’enjailler, « cary », déplumeur) sur les 170 nouveaux mots qu’il intègre tandis que Le Petit Robert compte, pour sa part, 4 mots (monter, descendre, brousse et jetable) sur les 300 retenus. Il convient de noter que ces nouveaux mots sont généralement de trois ordres depuis une dizaine d’années : des mots français relexicalisés (ambianceur, cadeauter, etc.) ou resémantisés (monter, bisser, etc.) et des mots anglais francisés (s’enjailler [to enjoy], yoyette [yo], etc.) ; le cas du mot « yoyette » est davantage une curiosité dans la mesure où le masculin « yo », duquel il est dérivé, a été omis par Le Petit Larousse 2017. On notera, de ce qui précède, que les emprunts, au sens propre du terme (fonio [wolof], rooibos [afrikaans], etc.), sont très rares comparativement à la richesse linguistique des langues françaises d’Afrique. Ainsi, les dictionnaires hexagonaux ont plus tendance à emprunter aux langues italienne, anglaise, japonaise, chinoise qu’aux langues africaines. Mais peut-on vraiment reprocher à ces éditeurs leurs choix, qui nous semblent tout du moins glottophobes, sachant que la langue française est le bras séculier de la politique étrangère de la France en Afrique ?
On ne cuisine pas de sauce jaune sans huile de palme. Autrement dit, l’avenir de la langue française se fera avec les langues africaines ou ne se fera pas. Ce d’autant plus l’Afrique francophone représente, selon l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), plus de la moitié des locuteurs de la langue française dans le monde. Il revient donc aux États, chercheurs et artistes africains de trouver les voies et moyens politiques pour valoriser leurs langues au travers d’une diplomatie culturelle stratégique et clairement orientée. Il faut, avant toute chose, créer dans chacun des pays francophones d’Afrique un observatoire des langues nationales et officielle(s) à l’image de l’Office québécois de la langue française (OQLF) pour débattre sur la norme du français endogène. Cet observatoire composé de groupes d’experts aura, entre autres, pour mission d’élaborer un dictionnaire terminologique à l’effet de mettre en exergue le multilinguisme et le multiculturalisme qui sont par ailleurs des socles de la cohésion sociale. Seront ainsi privilégiés les mots stratégiques, ceux-là mêmes qui peuvent exprimer, d’une part, des réalités endogènes ou émergentes et, d’autre part, des identités de marque pour le pays. Il n’a échappé à personne qu’un grand nombre de mots italiens et japonais entrés ces dernières années dans les dictionnaires renvoient à la cuisine, et cela participe du rayonnement de ces pays.