Dans cette interview accordée à notre confrère du journal Le Temps en Côte d’Ivoire, Laurent Bigot, chroniqueur au Monde Afrique, se prononce sur la vie politique en Côte d’Ivoire, les dernières mutineties qui ont secoué ce pays, la détention de Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale (CPI), etc.
De la diplomatie, comment vous vous êtes retrouvé dans la presse ?
Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères n’aimait pas ma liberté de ton, il m’a donc démis de mes fonctions en mars 2013. Je me suis placé en disponibilité et j’ai créé mon cabinet de conseil en stratégie Gaskiya (qui signifie vérité en haoussa). Il y a un an, Serge Michel, le rédacteur en chef du Monde Afrique m’a proposé de tenir une chronique, ce que je fais avec beaucoup de bonheur et de liberté.
On vous trouve trop acerbe par moments, un ton en rupture avec le langage diplomatique…
J’ai un ton franc en effet, je pense que nous n’avons pas le temps de nous embarrasser des faux semblants. L’efficacité, c’est dire les choses pour trouver les meilleures solutions.
Pourquoi ce sont les questions africaines qui vous intéressent le plus ?
J’ai passé mon enfance et mon adolescence au Nigeria, puis après mon diplôme de l’Institut d’Etudes politiques de Bordeaux, j’ai étudié le «haoussa» et les civilisations africaines aux Langues O à Paris. Enfin, je suis entré au Quai d’Orsay en 1997 par le concours d’Orient avec pour spécialité l’Afrique. J’aime l’Afrique, c’est aussi simple que cela.
N’est-ce pas une manière de vous tailler l’image d’un Glazer ?
Je ne cherche pas à imiter mes illustres aînés. J’essaie de rester fidèle à moi-même, à mes convictions. C’est déjà un sacré défi!
En tant que diplomate et journaliste, quel est votre regard sur les sommets France-Afrique ?
Je pense que les sommets Afrique France sont un héritage du passé. Ils ne servent plus à rien. C’est un entre-soi de chefs d’Etats qui ne disent que des amabilités les uns sur les autres, ils font leur auto promotion. Et pendant ce temps-là, les peuples souffrent. Ces sommets ne contribuent en rien à trouver des solutions aux problèmes qui se posent, alors faisons en l’économie!
Que pensez-vous de la Françafrique ?
J’aime la France-Afrique (en deux mots), celle que Félix Houphouët-Boigny définissait comme une histoire commune et une communauté de destins. La Françafrique (en un mot)renvoie aux réseaux affairistes, elle ne m’intéresse pas.
De Chirac à Hollande, pensez-vous que la France a baissé en influence sur le continent africain ?
La France a baissé en influence, car elle a baissé en ambition. Depuis Chirac, les dirigeants français ne connaissent plus l’Afrique et ne lui accordent pas le temps et la réflexion nécessaires. Je continue de penser que la France et de nombreux pays africains, pas tous, soyons humbles, ont intérêt à densifier leur partenariat. Nous pouvons ensemble écrire de belles pages d’histoire et de réussites humaines et humanistes.
De ces trois présidents, selon vous, qui a le plus servi la Françafrique ?
Comme je vous l’ai dit, la Françafrique ne m’intéresse pas. Je laisse les affairistes à leur cupidité, je préfère les projets humanistes et il y a de quoi s’occuper!
Plusieurs années après, comment vous jugez aujourd’hui l’action de Sarkozy en Côte d’Ivoire ?
Nicolas Sarkozy avait une vision biaisée et manichéenne de la crise politique en Côte d’Ivoire. En d’autres termes, il avait choisi son camp, celui d’Alassane Ouattara et a tout fait pour écarter Laurent Gbagbo. Il y est parvenu. L’Histoire devra rétablir certaines vérités, car dire que Laurent Gbagbo incarnait le mal et Alassane Ouattara le bien, c’est ignorer la nature humaine. Nous avons tous en chacun de nous du bien et du mal.
Que pensez-vous du procès de Gbagbo ?
C’est une justice de vainqueur. Il y a au moins deux aspects qui me choquent. Le premier c’est celui qui consiste à faire croire que le seul camp à devoir rendre des comptes, c’est celui de Laurent Gbagbo. Les Forces nouvelles ont commis des crimes de guerre pendant de nombreuses années et les avoir rebaptisées Frci ne les ont pas empêché d’en commettre d’autres notamment à Duékoué, où aucune enquête officielle sérieuse n’a été conduite. Le second aspect que je déplore, c’est la façon dont le procès de Laurent Gbagbo est conduit à La Haye. La réalité c’est que la Cpi a une mission, le condamner quoi qu’il arrive. C’est pour cela que l’accusation s’était permise de joindre au premier acte d’accusation, une vidéo supposée mettre en cause les forces loyales à Laurent Gbagbo alors qu’il s’agissait d’une vidéo de la crise post-électorale au Kenya!!! Fatou Bensouda s’est montrée lors du premier jour d’audience et n’a plus remis les pieds au tribunal depuis lors!! L’audition des témoins de l’accusation montre à chaque fois que le dossier de l’accusation ne tient pas la route. Du coup, l’accusation a trouvé une parade pour masquer son amateurisme, procéder aux auditions à huis clos afin de protéger les témoins. A part prendre les gens pour des imbéciles, je ne vois pas la pertinence de cette mesure quand les témoins se présentent à visage découvert au procès de Simone Gbagbo à Abidjan… Enfin la durée du procès n’est pas acceptable. Arrêté en avril 2011, le procès a débuté 5 ans plus tard. Les auditions se déroulent à un rythme bien trop lent et cela devrait durer au moins 4 années supplémentaires. Cela ferait 9 ans de procédure avant un verdict! De qui se moque-t-on quand on sait que les Alliés ont jugé 24 criminels nazis en moins d’un an en 1945-1946! Le procès d’Hissène Habré à Dakar a duré sept mois. Quand on veut faire un vrai procès on s’en donne les moyens. Si la culpabilité de Laurent Gbagbo est aussi évidente que semble le dire la communauté internationale, pourquoi est-ce si long de le démontrer ?
Pensez-vous que ce procès aura un impact sur la Cpi ?
La Cpi est un progrès incontestable. Elle incarne la prise en compte des victimes. Malheureusement, son fonctionnement relève plutôt de l’instrumentalisation politique. Il semblerait que certaines victimes aient le droit d’y accéder et pas d’autres. Et que dire des Etats- Unis qui n’ont pas ratifié le Traité de Rome? Cette grande démocratie qui donne des leçons au monde à longueur de journée, se soustrait aux obligations internationales en matière de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité? Il n’y a rien de tel pour ancrer l’idée que la Cpi n’est pas universelle. D’ailleurs les Etats-Unis justifient leur position par le fait que la Cpi pourrait mettre en accusation des citoyens américains pour des raisons politiques. Personne ne trouve rien à redire, mais quand c’est Laurent Gbagbo qui le dit, on ne l’écoute pas.
Peut-on parler de réconciliation en Côte d’Ivoire dans un tel contexte ?
Non, la réconciliation n’a pas débuté en Côte d’Ivoire. Les vainqueurs dirigent et profitent, c’est tout.
Bensouda laisse croire qu’elle continue les enquêtes dans le camp Ouattara, quelle est votre opinion là-dessus ?
Je ne sais pas si Fatou Bensouda poursuit ses enquêtes, mais ce qui est certain, c’est que Alassane Ouattara a été très clair sur le sujet: il ne livrera plus aucun Ivoirien à la Cpi. Autrement dit, il protège tous les criminels issus de ses rangs. Drôle de réconciliation…
Pourquoi au sein de la Gauche française, il n’y a que Mélenchon et les communistes qui réclament la libération de Gbagbo ?
Je ne sais pas.
Dans les relations entre la France et l’Afrique, qu’est-ce qu’il faut aujourd’hui de nouveau ?
Il manque une approche humaniste. Aujourd’hui, on parle de l’Afrique en termes de menaces ou de marchés économiques. L’Afrique c’est d’abord des femmes et des hommes! Parlons d’êtres humains et rapprochons nous sur la base de valeurs humanistes. C’est un magnifique défi.
Comment jugez-vous la dernière mutinerie qu’il y a eu en Côte d’Ivoire ?
C’est un sérieux avertissement pour Alassane Ouattara. C’est le signe que le système de redistribution ne fonctionne même pas dans son propre camp ! Ceux
d’en haut se sont tout accaparé et ont laissé les miettes aux petits. C’est triste de constater la cupidité de ceux qui dirigent. Ce n’est pas la meilleure des façons pour construire un pays et le réconcilier.
D’aucuns parlent d’une guerre entre Soro – Ouattara, est-ce le même avis dans des milieux politiques français ?
La Côte d’Ivoire a suffisamment souffert de la guerre pour que les hommes politiques ivoiriens comprennent enfin que ce pays a d’abord besoin de compassion et d’union.
Pensez-vous que Ouattara pourrait transférer Soro et ses hommes à la Cpi ?
Posez-lui la question!
Interview réalisée par Le Temps (Côte d’Ivoire)