Ceci est le mot de fin de Me Hermann Yaméogo, le fils de Maurice Yaméogo, premier président de la Haute Volta (Burkina Faso), prononcé le 23 octobre 2018, devant le tribunal, dans le cadre de son audition par rapport au dossier du putsch manqué du 16 septembre 2015 au Burkina, dans lequel il est accusé de complicité d’attentat à la sûreté de l’Etat, coups et blessures.
Mes toutes premières pensées vont à mes enfants, que je n’ai pas vus depuis sept ans, depuis qu’ils sont venus au pays lors de la disparition de leur mère, dans des conditions tragiques. Cette longue absence, qui leur pèse comme à moi, s’explique par les multiples contraintes de ma vie politique, auxquelles j’ai voulu les soustraire. Dans l’intervalle, ils m’ont donné trois petits-enfants, dont je n’ai pas encore eu le bonheur de faire la connaissance.
Un de mes parents de Koudougou, avec qui je parlais récemment de ce trop long éloignement familial, m’a dit, faisant preuve à la fois d’une empathie sincère et de naïveté : « Hermann, demande pardon au tribunal, s’il te plaît, demande la clémence des juges, ne serait-ce que pour tes enfants, pour les revoir dans un climat serein, car vois-tu la vie est courte et il faut profiter de ces moments de bonheur autant qu’on peut ».
Je lui ai répondu que je n’ai pas aujourd’hui de désir plus ardent que de revoir mes enfants, de serrer dans mes bras ces petits-enfants que je ne vois grandir que sur des photos. Je lui ai expliqué que si je me refuse à l’idée de demander pardon dans une circonstance comme celle-ci, ce n’est pas par orgueil, ou par manque d’humilité, ni même à cause du caractère vain d’une telle démarche. C’est simplement que demander pardon dans de telles conditions équivaudrait à faire l’aveu d’une faute que je n’ai pas commise. Dans ma conception de la vie en société et de la politique, on ne demande pas pardon lorsqu’on estime être accusé injustement d’une faute que l’on n’a pas commise. Sinon c’est la voie ouverte à la tyrannie.
En revanche, ce que je peux faire et qui rencontrera le plein assentiment de mes enfants, c’est d’implorer les autorités de notre pays pour qu’elles portent une attention bienveillante aux réparations morales et matérielles qui sont dues aux victimes des évènements tragiques qui se sont produits en Septembre 2015. Je les exhorte d’en faire de même pour toutes les autres victimes des violences liées à la politique, qui ont eu lieu au Burkina depuis l’Indépendance, en veillant à leur attribuer une juste réparation et en faisant en sorte que la voie choisie à cet effet ne soit pas l’occasion d’autres blessures inutiles qui compliquent davantage notre quête d’une réelle réconciliation nationale.
Ce que je peux faire aussi – qui me tient à cœur- c’est de demander solennellement et humblement au Président du Faso, M. Roch Marc Christian KABORE, qu’il accorde sa clémence à ces jeunes militaires de l’ex-RSP qui, depuis trois ans, sont dans le désarroi de voir brisées les carrières si prometteuses dans lesquelles ils s’étaient engagés, pour le service de la patrie.
Cette procédure judiciaire, qui menace d’anéantir l’avenir professionnel de ces jeunes soldats, fait autant de mal au pays qu’à eux-mêmes et à leurs familles. Pour les avoir côtoyés des mois durant, à la Maison d’arrêt et de correction des armées (MACA), je peux attester que ces hommes, qui connaissent leur métier, sont animés d’une authentique fibre patriotique. Ce ne sont ni des miliciens, ni des mercenaires au service de causes néfastes. S’ils ont pu commettre des erreurs, face à des circonstances qui les dépassaient, ils n’en sont pas devenus pour autant des soldats irrémédiablement perdus. Plusieurs d’entre eux restent parmi les meilleurs espoirs de nos forces armées.
Alors oui, pour ces jeunes burkinabè je suis prêt, Monsieur le Président de la Chambre, à mettre un genou à terre, à la manière d’un féal, pour implorer la clémence du Chef des Armées, en leur faveur. Je lui dis : Excellence Monsieur le Président du Faso, à la place et dans le rôle que vous assignent vos fonctions, il n’y a pas de sacrifices trop grands que vous puissiez consentir pour favoriser des retrouvailles nationales, après les périodes difficiles que le pays a traversées. Je vous conjure d’arrêter la dynamique vengeresse qui empêche ces jeunes militaires aguerris, formés à grands frais, de mettre leur compétence, leur courage et leur patriotisme au service de notre Nation, en participant à l’effort de guerre contre le terrorisme.
Comme citoyen burkinabè et comme homme politique, je le dis sans aucune intention malveillante, j’ai mal de voir notre armée perdre son âme, sa cohésion et sa force, à cause de tribulations politiques diverses.
J’appartiens à la génération des gens qui, adolescents, ont connu la période coloniale, même si elle était dans sa phase de déclin. Bien qu’on me regarde, à juste titre, comme ayant eu une enfance privilégiée, j’ai connu la période où, ici à Ouagadougou, mes camarades et moi ne pouvions pas nous aventurer dans certains quartiers réservés aux « blancs », sous peine d’être brutalement chassés par leurs gardes. Donc j’ai su, même à cet âge précoce, le surcroît de dignité que nous conférait l’Indépendance, acquise en 1960. Et l’une des expressions visibles de cette dignité nouvelle résidait dans l’audacieuse création de notre Armée nationale.
C’est peut-être, entre autres raisons, ce qui explique qu’avec mon ami et futur beau-frère Léonce Koné, nous étions en cette année 1960 enfants de troupe à l’Ecole Militaire Préparatoire Africaine (EMPA) de Ouagadougou, ancêtre du Prytanée Militaire. Comme dans toutes les places militaires du pays, nous avons pris part, avec une fierté à peine contenue, à la cérémonie au cours de laquelle le drapeau français a été descendu du mât, dans le respect, pour faire place à la montée du nouvel étendard de la Fière Volta de nos Aïeux. C’est avec le même enthousiasme que nous avons défilé ce 5 Août 1960, d’un pas altier, en ayant le sentiment de représenter une composante de notre jeune armée nationale.
Nous n’avons pas fait carrière dans l’armée. Mais j’ai conservé de cette période un grand respect pour le métier militaire, nourri également par la très haute idée que s’en faisait mon père, Maurice Yaméogo, le Président de la République de l’époque. J’ai le souvenir que l’une des priorités qu’il s’était assignées, en revendiquant une indépendance débarrassée de certains stigmates coloniaux, résidait dans la construction d’une armée nationale, à partir des troupes de valeureux militaires voltaïques, qui s’étaient distingués sur les champs de bataille du monde, en défendant des causes françaises. C’est le même sentiment de fierté nationale qui inspira sa décision de refuser le maintien sur le territoire voltaïque d’une base militaire de l’ancienne puissance coloniale, en dépit des recommandations contraires de ses pairs de la sous-région.
Depuis lors, l’armée burkinabè s’est acquis une réputation élogieuse pour le professionnalisme et la vaillance qu’ont montrés ses troupes dans les opérations de maintien de la paix à travers le continent, faisant ainsi la preuve d’une redoutable capacité à défendre le territoire national. La crise de confiance qu’elle semble traverser actuellement est un motif d’angoisse pour tous les burkinabè, à un moment où notre pays a besoin, plus que jamais de retrouver les fiers guerriers de son Histoire. Voilà pourquoi j’en appelle, à la clémence du Président du Faso.
Autant de militaires : hommes du rang, sous-officiers, officiers supérieurs, jusqu’à des Généraux -et pas des moindres- acculés à la barre de ce Tribunal, quand la Patrie en danger les appelle au front ! Voilà qui devrait mobiliser tous les burkinabè dans une supplique commune adressée au Chef de l’Etat, pour leur libération des serres de la Justice.
Monsieur le Président de la Chambre, en demandant au Président Roch Kaboré, dans cette salle, à la barre de votre Tribunal, devant le Peuple et respectueusement, d’offrir la réconciliation à la Nation burkinabè, je voudrais rappeler que j’ai adressé jadis la même demande à son prédécesseur, le Président Blaise Compaoré. Il venait d’accéder au pouvoir dans les conditions que l’on sait et le pays avait un impérieux besoin de pacification. Il m’a reçu au Conseil de l’Entente et je lui ai demandé au cours de cet entretien inoubliable de réhabiliter les anciens Présidents Maurice Yaméogo et Saye Zerbo, de libérer tous les détenus politiques, de permettre que les exilés ( au nombre desquels figuraient le Professeur Joseph Ki-Zerbo, Pierre-Claver Damiba, Michel Kafando) regagnent le pays, de régulariser la situation administrative de tous les travailleurs qui avaient été licenciés ou dégagés pendant la période révolutionnaire antérieure. Bien que n’étant pas « Sankariste » je l’ai même vivement encouragé à réhabiliter la mémoire du Président Thomas Sankara. En dépit de l’opposition de quelques jusqu’au-boutistes de son entourage, il a répondu favorablement à ces sollicitations, qui lui étaient faites aussi par d’autres compatriotes. Il alla -je m’en souviens comme si c’était hier- jusqu’à évoquer la possibilité d’ériger un mausolée pour y faire reposer à jamais, dans l’hommage mérité de la Nation, tous les anciens Présidents, tous les dignes artisans de notre Indépendance et symboles de notre fierté nationale.
Toutes ces mesures d’apaisement ont quasiment été réalisées, à l’exception du mausolée tel qu’il était envisagé. Même si ces dispositions ont pu être jugées insuffisantes par certains, elles ont clairement contribué à instaurer la longue période de stabilité, qui a permis au pays de connaître une croissance économique durable.
Je pense aussi, monsieur le Président, Messieurs les membres de la Chambre de Première Instance, à l’audience que m’avait accordée Sa Majesté le Mogho Naaba, au moment où la question de la modification de l’article 37 de la Constitution commençait à susciter de vives tensions. Me recommandant de continuer à inviter le Président Compaoré au dialogue, il avait eu ces paroles : « Dites-lui qu’il arrive parfois que le Chef doive se décoiffer, pour conjurer la Honte ». J’adresse la même supplique à son successeur, le Président Roch Marc Christian Kaboré.
J’en appelle aussi aux autorités religieuses et aux Sages de notre pays, en leur demandant d’être les porte-flambeaux de cette interpellation. Lorsque j’étais à la MACA, mes camarades de détention et moi avons reçu un jour la visite d’une délégation de Sages et d’hommes de bonne volonté, qui comprenait : le Président Jean-Baptiste Ouédraogo, le Cardinal Philippe Ouédraogo et l’Ambassadeur des Etats Unis d’Amérique Tuinabo Mushingui. Alors que mes co-détenus s’entretenaient avec eux sous le hangar qui jouxtait notre cellule, j’avais choisi de rester reclus dans la chambre, pour éviter de les croiser, parce que je leur tenais rigueur de ne s’être pas suffisamment investis en faveur de la réconciliation pour aplanir les tensions post-insurrection. Comme mes camarades de détention avaient allégué que j’étais souffrant pour excuser mon absence, j’eu la surprise de voir les visiteurs s’introduire dans la cellule pour s’enquérir de ma santé, à l’initiative du Président Jean-Baptiste Ouédraogo. J’en profitai donc pour les exhorter à œuvrer activement en faveur de la réconciliation. Ce à quoi ils s’engagèrent. Comme on était à l’approche des fêtes de Noël, le Cardinal Philippe Ouédraogo indiqua que cette question constituerait le thème central de son homélie pour le jour de la Nativité. Ce besoin, chacun pourra l’observer, reste plus que jamais d’actualité ; tant le pays a mal à sa cohésion nationale, à son vouloir vivre ensemble. Quand son pays a mal, qu’il voit nombre de ses enfants se vider de leur sang, sombrer dans la détresse, on a mal avec lui et on est en devoir de l’aider de toutes ses forces.
Pour le reste, qui concerne mon sort personnel et ce que me réserve ce procès, je dis : « c’est bon ». Je suis à la fois sans illusions et serein.
Durant les premiers jours d’Octobre 2015, les autorités de la transition ayant été réinstallées après l’échec du putsch, une de mes relations m’avait averti que Léonce Koné et moi étions sur le point d’être arrêtés pour être traduits devant une Cour martiale, où nous attendait une justice expéditive. Il nous invitait à fuir le pays sans délai. Bien que pleinement conscients du risque que nous prenions, nous avons choisi de rester, car on ne fuit pas quand on est convaincu d’être dans son bon droit.
Je me rappelle que le 4 Octobre 2015, veille de la date de notre convocation à la Direction Générale de la Sûreté et à la Gendarmerie, lorsque Léonce et moi nous sommes rencontrés pour parler des suites éventuelles de notre interpellation, nous avions conscience que, la politique étant ce qu’elle est sous nos tropiques, celle-ci pourrait déboucher (si l’annonce de la Cour Martiale se confirmait) sur un emprisonnement, voire pire. Je me souviens que Léonce, avec sa manie d’alléger les situations dramatiques par une pointe d’humour, me fit la réflexion suivante : « C’est ironique, nous avons commencé notre vie politique, adolescents, par un long séjour en prison et maintenant il n’est pas exclu que nous la finissions de nouveau en prison, ainsi la boucle sera bouclée ». Je crois lui avoir répondu que, après tout, ce n’était pas une mauvaise fin, du moment que nous étions restés fidèles à nos principes. C’est donc en ayant l’esprit clair et ferme que nous nous sommes présentés devant la justice et ses auxiliaires.
Voilà, Monsieur le Président, ce que je voulais exprimer à la clôture de mon audition devant votre Tribunal, en profitant de cette occasion pour dire à mes enfants combien je les aime.
Le 23 octobre 2018
Maître Hermann Yaméogo