Le troisième coup a été le bon. Après avoir reporté son voyage à deux reprises, le couple royal belge, le roi Philippe et la reine Matilde, a fini par fouler le sol congolais, pour un voyage d’une semaine. Du mardi 7 au lundi 13 juin, dans le but de renforcer les relations belgo-congolaises, en veilleuse depuis plusieurs années. Au-delà des discours et des manifestations publiques, quels en sont les dessous des cartes?
Au fait, un monarque ne se déplace point pour amuser la galerie. Les enjeux de ce périple sont donc multiples et sérieux: politiques, économiques sans doute, avec un accent tout particulier sur l’aspect culturel, et ce dans le cadre du processus de la restitution des œuvres culturelles congolaises, pillées par les colons belges.
Voyage truculent s’il en est: de Kinshasa, la capitale bouillante, à Bukavu, capitale du Sud-Kivu, une des provinces martyres mises en coupes réglées par des intérêts télécommandés de l’extérieur, à l’est du pays. Et sous-traités par le Rwanda. En passant par Lubumbashi, la deuxième ville de la République. Lubumbashi, chef-lieu de la province du Katanga, siège de l’ancienne Union minière du Haut Katanga «UMHK», société belge, créée en 1906; elle fut l’une des pourvoyeuses des minerais nécessaires au déroulement de la Deuxième Guerre mondiale, tels le cuivre et autres métaux associés, le cobalt ou le zinc. Cependant, l’exploitation de l’uranium, utilisé pour la fabrication de la première bombe atomique, était sur le haut du pavé.
Lumumba bouscule tout sur son passage
Le roi Léopold II, le patriarche, qui, un temps, réduisit le Congo en propriété privée, n’y mit jamais les pieds. Ses descendants, eux, y ont effectué des déplacements, dont le plus emblématique restera le premier voyage du roi Baudoin 1er, en 1955. Ce roi dont les Congolais saluèrent la présence avec une joie sincère, en lui ayant même attribué ce surnom flamboyant de «Bwana Kitoko». Une alliance d’un mot kiswahili et un autre lingala, qui veulent dire «notre beau roi». Toutefois, celui-ci n’y vint pas pour profiter du soleil équatorial. Il y vint en éclaireur, souriant, certes, mais «prévisionnel». En effet, en ces années-là, un bruit de fond faisait déjà entendre aux occupants, bien qu’en voix étouffée, trois mots principaux audibles: «Réclamons notre indépendance».
Il revenait donc à la Belgique, puissance colonisatrice, de tendre davantage l’oreille. Et, le cas échéant, d’être prête à parer à toute éventualité… si les Congolais s’avisaient pour cela à se lever brutalement. La suite nous la connaissons. Sorti de l’ombre, un homme, nommé Lumumba, bouscula tout sur son passage et, comme par effet de surprise, réussit à contraindre les Belges, en 1960, à octroyer l’indépendance du Congo «sans guerre». Alors que la France, pour la même cause et au même moment, s’opposait âprement par les armes aux Algériens.
Depuis, le monde a sensiblement évolué. Les pays jadis arriérés se sont développés, au point de tutoyer les grandes nations. La Chine en est le symbole. Il y a donc comme un inversement de situation, découlant de la loi inéluctable de l’Histoire, qui presse les uns vers les chemins de la décadence et les autres (les arriérés) vers le podium de la gloire. Pour le moment, l’Occident est déjà sur la pente glissante, et c’est dans ce contexte qu’il faut placer le voyage des souverains belges dans leur ancienne colonie. En effet, la Belgique, comme les autres pays occidentaux, cherche à ne pas «couler». Et l’Afrique, à n’en pas douter, constitue ces rivages de salut. A preuve, le nombre impressionnant des rencontres au sommet entre les pays riches avec le continent, réservoir de la plupart des matières premières nécessaires à la technologie de pointe pour la marche du monde nouveau.
Qui mieux que le roi des Begles pour accomplir cette mission délicate, à plusieurs facettes, avec l’espoir d’un succès? L’affaire a été concoctée depuis l’arrivée de Tshisekedi au pouvoir, en 2019, le gouvernement belge ayant estimé que le moment était favorable de faire taire des ressentiments, de part et d’autre. De fait, les relations belgo-congolaises, depuis l’indépendance du Congo, en 1960, ont évolué en dents de scie, mais avec une certaine aggravation pendant le règne de Joseph Kabila. Et pour cause. La Belgique, plus que quiconque, s’était chargée sans détour de s’opposer à la dérive dictatoriale de celui-ci. Au grand dam des intérêts économiques, de part et d’autre. Cet épisode a signé l’arrêt «du droit de regard» par la Belgique sur son pré carré congolais. Où, par la suite, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil ou des Libanais en électrons libres, s’installèrent comme sur une terre en déshérence, «prenant» à qui mieux mieux les richesses du pays. Le minerai du coltan, surtout.
Chambre «d’alcôve diplomatique»
Quid? Pour la partie visible de l’iceberg, Philippe a apparemment réussi son examen de passage, en s’étant départi de tout lyrisme politique dans ses adresses publiques. En des termes clairs, et en textes brefs, il exprimait «ses regrets» sur les méfaits de la colonisation, mais sans un souffle d’excuses. C’était déjà mieux que le discours de son oncle, Baudouin 1er, le 30 juin 1960, qui mettait en épingle les vertus du système d’exploitation colonial. Les Congolais, cependant, attendaient plus de Philippe, jusqu’à se faire miroiter la concrétisation de cette notion difficile de «réparation». Certains historiens, par rapport à l’holocauste juif, l’ont appelé «l’héritage de Nuremberg». Les Juifs en ont bénéficié. Quant aux Africains réduits en esclaves, puis colonisés, l’idée n’est pas acceptable. A ce sujet, l’Occident tergiverse et estime avoir uniquement le devoir de «présenter des regrets». Sans plus. (Aminata Traoré, Le viol de l’imaginaire, pp. 104-105). Le roi des Belges s’y est scrupuleusement conformé. C’est que le vrai «contentieux belgo-congolais» reste encore ouvert.
Pour le reste, en creux, le souverain et le dirigeant congolais n’ont pas manqué de se retrouver dans «la chambre d’alcôve diplomatique». Où se déroule, généralement, l’information «sensible». Quels sont les sujets qui y ont été abordés et quelle en était la teneur? Là-dessus, les médias affichent profil bas. Ils n’en savent pas grand-chose, obligés de se contenter d’hypothèses de bruit de couloir, peu ou prou crédibles.
La première hypothèse met en scène le Dr Mukwege, prix Nobel de la paix, qui a dit au souverain belge la vérité sur les «racines du chaos», à l’est du Congo. Tout en sollicitant son appui pour l’instauration d’un tribunal international, à l’instar de ceux qui ont été institués ailleurs dans le mode sur des questions semblables. La vraie réponse du roi sera sans doute connue plus tard, étant donné la complexité de l’affaire. Comment en conclure autrement quand le M23 resurgit, intensifie le combat et procède à la conquête d’une partie du territoire congolais quand le successeur de Léopold 1er y était en visite officielle? Y a-t-il un lien? Certains observateurs y répondent par l’affirmative, arguant que c’est la réponse du Rwanda, par rapport à l’accord militaire signé entre la Belgique et la RD Congo. En phase déjà opératoire, avec la présence des troupes belges dans la province du Maniema, voisine du Kivu, en problème. Sera-ce, pour le Rwanda, un motif de crainte de pouvoir s’affronter du jour au lendemain aux soldats belges?
La deuxième hypothèse a tout autant du piquant. Elle tourne autour du retour de la Gécamines dans le giron belge. Mobutu avait déjà envisagé cette possibilité, sans aller jusqu’au bout, en raison des pressions subies par des pays créanciers, notamment. Le climat, en général, est-il aujourd’hui propice pour offrir à la Belgique l’opportunité de son retour aux affaires, et à la reprise de la Gécamines, fille de l’Union minière du haut Katanga, dont elle fut la créatrice en 1906? Selon l’entourage du président congolais, l’hypothèse serait crédible. En douterait-on quand Tshisekedi en personne s’est déclaré publiquement être Belge, par habitus? Traduit en langage populaire au Congo, par le mot «Belgicain». On en saura sans doute plus prochainement.
Le roi et le «croissant fertile» congolais
Introduction trop longue de l’article, pour n’en toucher le cœur qu’en un tout dernier paragraphe, diraient d’aucuns! Absolument. Le roi des Belges en visite officielle au Congo n’est pas une mince affaire: avec le chaos à l’est du pays (massacres et pillage des minerais congolais) par le Rwanda, également ancienne colonie belge; la situation politique et économique du pays visité en berne, un pays avec lequel la Belgique a des liens historiques indélébiles, malgré tout; perspectives d’avenir en termes de coopération entre les deux pays et autres aspects, dans l’ordre des «non-dits», méritaient un back round, rappelant – un tant soit peu – l’histoire entre la RD Congo et le pays de l’insigne visiteur. Bref, à bien regarder l’itinéraire royal, on comprend que celui-ci visait principalement le «croissant fertile» congolais: le Katanga et le Kivu, sièges des minerais prisés, de par le monde. Et la Gécamines, poumons économiques du Congo, pourrait en avoir été le centre d’intérêt.
Quant aux dividendes politiques, tirés de ce voyage par le président Tshisekedi, ceux-ci constituent une autre paire de manches.
Par Jean-Jules LEMA LANDU, journaliste congolais, réfugié en France