Ceci est une tribune du Poé Naaba TANGA écrite à l’occasion de la commémoration de l’indépendance du Burkina Faso le 11 décembre à venir.
Il est tautologique de dire que la situation actuelle de notre pays interpelle les citoyens (considérés dans leur individualité), les acteurs du monde des affaires, les animateurs de la société civile, les leaders politiques (toutes tendances et tous poids électoraux confondus et sans distinction d’orientations idéologiques) et bien évidemment les autorités traditionnelles et coutumières. C’est, du reste, à propos de cette dernière catégorie de personnes dont il est question dans la présente tribune.
Toutefois, les sous-entendus étant parfois causes de malentendus, il sied d’emblée de relever que la conception de la chefferie appréhendée ici est plurielle et multiple. Autrement dit, il n’est pas de société au Burkina qui n’ait pas une forme d’organisation sociopolitique au-dessus de laquelle ou au centre de laquelle il y a une personne qui incarne (ou est censée incarner) les valeurs de la société, résout (ou contribue fortement à résoudre) les conflits, parle au nom de la collectivité (avec l’adhésion de celle-ci), prend des initiatives pour l’épanouissement de la communauté, acceptées par tous…Entendu ainsi, le concept et la réalité de la chefferie constituent des phénomènes sociaux codifiés et connus de toutes les sociétés, institutionnalisés dans toutes les aires culturelles du Burkina Faso et transmis de génération en génération.
Une telle conception n’est pas à assimiler avec une volonté manifeste ou latente de procéder à une uniformisation fade et statique des groupes socio-ethniques entre lesquels des différences, à l’évidence, existent. Elle participe simplement du souci de battre en brèche les thèses de certaines écoles en sciences sociales ou politiques héritées de la colonisation ou des courants du mouvement étudiant et communiste voltaïque et burkinabè. Ces thèses associent la chefferie à la féodalité ou aux « valets locaux de l’impérialisme ». Au pire, la chefferie était considérée comme des forces rétrogrades qu’il fallait vaincre par tous les moyens.
De même, elle apporte sa quote-part dans la recherche des dénominateurs communs aux sociétés burkinabè à partir desquels on peut construire l’Etat-nation en ces moments d’incertitudes que traverse la terre de nos ascendants et de nos descendants.
Si donc, l’intention n’est pas de minimiser, à des fins inavouées, les spécificités de l’organisation sociopolitique des sociétés précoloniales et postcoloniales, il convient de les évoquer et d’examiner, mis à part leurs aspects antagoniques avec le modèle de l’Etat de droit démocratique et libéral, les particularismes susceptibles d’apporter de la plus-value au renforcement de l’Etat et de l’Etat-nation.
Ainsi, alors que les Fulbè (Peulh au pluriel en fulfuldè), les Gulmanceba, les Moosé, etc. sont des sociétés à organisation pyramidale ou solidement centralisée, les Bobo, les Bwa, les Dagara, les Lobi, les Sanan (Samo en langue san) sont des communautés à structure politique horizontale et segmentaire. Dans le premier cas, le roi est un personnage dont le pouvoir, conçu comme d’origine divine, n’avait aucune limite tandis que dans le second cas, le chef de village (prêtre de la terre, patriarche, responsable confrérique…) que les membres se représente comme le primus inter pares (le premier parmi les égaux) avait des pouvoirs bien plus limités.
Du point de vue territorial, les sociétés à pouvoir centralisé avaient des espaces plus étendus que ceux des sociétés segmentaires. Cependant, une liberté plus grande était reconnue aux individus dans ces sociétés comparativement aux communautés politiquement centralisées. Ce faisant, l’Etat de droit démocratique qui, au moins dans le principe, dit créer les conditions pour l’élargissement des espaces des libertés individuelles et collectives gagnerait à s’abreuver aux sources des mécanismes de fonctionnement de ces groupes socio-ethniques. En revanche, les sociétés centralisées, au regard de la rigidité des normes, des pouvoirs étendus du chef traditionnel et de leurs territoires, ressemblaient, à s’y méprendre aux sociétés monarchiques dont les mutations ont donné naissance aux républiques et aux monarchies constitutionnelles d’aujourd’hui et dont le caractère démocratique n’enlève rien à la rigueur de leurs normes.
En somme, si les sociétés segmentaires permettaient à l’individu de jouir de la liberté et des privilèges (ce que recherche une société démocratique) qui sont rattachés, les individus dans les communautés centralisées vivaient dans des contextes de libertés très encadrées s’apparentant au « dura lex, sed lex » des démocraties actuelles. Sans tomber dans le passéisme, il est impératif de souligner qu’une des merveilles que ces deux (02) types de société partageaient, c’était l’inexistence des centres de détention ; l’éducation étant faite de telle que chacun savait ce qui était autorisé et ce qui était interdit, était son propre gendarme ou agent de police et son propre juge, avait conscience des peines qu’il encourt en cas d’infraction des coutumes et adhérait à la peine qu’il mérite.
De nos jours, il se dégage l’impression qu’au lieu d’être dissuasive, la construction des pénitenciers a le don d’être persuasive à l’endroit des délinquants, des criminels et des terroristes. D’où les questions suivantes : l’Etat de droit tel que nous l’avons hérité du colonisateur a-t-il été contextualisé pour prendre en compte nos réalités de société multi-ethnique et pluri-religieuse ? Si oui, pourquoi y a-t-il eu sept (07) régimes d’Etat d’exception et pourquoi c’est face à la Révolution démocratique et populaire que tout le monde semble s’extasier ? La question reste la même dans l’hypothèse où n’ont pas été prises en compte les réalités qui sont les nôtres : pourquoi ne l’a-t-on pas fait ?
C’est à ces questions que doivent s’empêcher les leaders traditionnels et coutumiers répondant à la même occasion sur leur rôle et place dans la gouvernance moderne.
En vérité, tandis que les négociants européens de la côte d’Afrique, le christianisme et la bible (et bien avant ces derniers, les érudits arabo-musulmans et le coran) et certaines sciences sociales (anthropologie, ethnologie, ethnographie, géographie, histoire…) ont œuvré pour connaître les mécanismes de fonctionnement des sociétés subsahariennes en général et burkinabè en particulier dans le but d’écouler leur pacotille, de faire prospérer le formatage intellectuel à des fins d’évangélisation et donc d’occidentalisation et de fournir une « justification scientifique » raciste à la traite négrière, à la colonisation et au néo-colonialisme, la chefferie traditionnelle et les élites qui ont, certes, eu le mérite de travailler à la reconstitution de notre pays en 1947 après quinze (15) ans de dislocation au profit de la Côte d’Ivoire, du Mali (ancien Soudan français) et du Niger, n’ont pas œuvré ou l’ont insuffisamment fait pour renforcer nos connaissances sur nos propres sociétés dans la perspective de construire un Etat stable au service du citoyen, préalable à la solidification des fondements de l’Etat-nation.
Aujourd’hui, cent (100) ans après la création du territoire de la Haute-Volta et cinquante-neuf (59) ans d’indépendance, la plupart des membres des générations suivantes n’ont guère fait mieux : généralement des discours dont certains sont radicalement à gauche tandis les poches et les estomacs de leurs auteurs sont franchement à droite. De nos jours, l’émergence, le renforcement des groupes armés et l‘amplification des stéréotypes et des prénotions sur telle ou telle groupe socio-ethnique, sur tel ou tel catégorie socioprofessionnelle sont les preuves de cette faillite intellectuelle et politique. Si fait qu’il urge, notamment pour les chefs traditionnels, les politiques et les chercheurs, de redécouvrir les fondamentaux de nos sociétés dont l’ancrage est tel qu’ils ont, non sans peine bien sûr, résisté aux vicissitudes et aux turpitudes de la colonisation et des régimes politiques qui se sont succédé au Burkina Faso.
Pour cela, le recours institutionnalisé et/ou codifié à tous les types d’organisation sociale et politique traditionnelle et coutumière existant au Burkina Faso à travers un format qui les intègre tous dans la recherche des solutions aux problèmes de l’heure peut constituer une voie idéale. Cependant, une chose est de percer le mystère du fonctionnement millénairement stable de nos sociétés traditionnelles mais une autre est de pouvoir construire une synthèse réussie conforme aux principes du modèle universel de l’Etat de droit démocratique tout en étant un système dans lequel les Burkinabè, au-delà de leur diversité, se reconnaissent.
C’est pourquoi les chefs traditionnels doivent cesser d’êtres de simples accompagnateurs d’un régime établi ( quand bien même démocratiquement élu) pour être une force de propositions, au regard des fortunes diverses vécue par la chefferie traditionnelle durant les différents régimes qui ont traversé notre pays.
Poé Naaba TANGA
Ministre du Mogho Naaba
Chevalier de l’ordre du Mérite